Parmi les plus belles images de la rivalité Prost-Senna, celle du podium d'Adélaïde 1993 revient très souvent et pour cause. C'était l'officialisation de la réconciliation, l'intelligence et le recul qui triomphaient, permettant au respect de s'imposer, ce respect certes réel et sincère mais jusque-là étouffé par les enjeux et la rage de vaincre de ces deux fabuleux champions que sont Alain Prost et Ayrton Senna. Pourtant, c'est oublier un autre événement, certes symbolique et anecdotique dans leur carrière, mais comme pour le Nürburgring 1984, révélateur et émouvant.

A la fin de l'année 1993, l'ancien pilote Philippe Streiff, tétraplégique suite à un horrible accident lors des essais préliminaires de Rio en 1989, réussit au bout de huit mois d'efforts à organiser les premiers "Elf Masters" au stade de Paris Bercy. Il s'agissait de réunir les pilotes de F1 et les meilleurs espoirs du sport automobile français dans une compétition de karting, ces engins improbables devenus incontournables (ou presque) pour tout aspirant pilote.
C'était là une occasion formidable pour le public de voir de plus près leurs héros en action, à une époque où leur sport favori commençait déjà à se protéger et à prendre ses distances avec les spectateurs.

© Philippe Streiff / Youtube

Ce sont pas moins de 30 000 personnes qui ont répondu présent pour la première édition et pour cause : le récent retraité et quadruple Champion du Monde qu'était Alain Prost avait promis à son compatriote Streiff qu'il serait présent. Histoire de boucler la boucle, lui qui avait commencé comme tant d'autres par le karting.
Raison de plus du coup pour que Ayrton Senna s'ajoute à la fête ! Déjà motivé par l'événement en lui-même, gardant un souvenir ému de ses premières années, le brésilien se renseigna plusieurs fois auprès de Streiff afin de s'assurer qu'il affronterait bel et bien, une dernière fois, son éternel rival. Et comme pour le Nürburgring en 1984, Senna prit l'événement au sérieux, en s'entraînant comme s'il allait courir le premier Grand Prix de 1994.

Parmi les pilotes en activité, on comptait également Johnny Herbert, Andréa De Cesaris et Pierluigi Martini, tandis que les français pullulaient, entre jeunes espoirs comme Olivier Panis et Jean-Christophe Boullion, et vétérans tels que Yannick Dalmas et Philippe Alliot.

Afin que les spectateurs puissent voir tous les pilotes présents en action sans surcharger le circuit, les organisateurs décidèrent d'adopter un système de relais, comme en Endurance. On eut droit à sept équipes de trois pilotes, lesquels se relayaient tous les 20 tours avec leur propre kart pour une course en comportant 60.
En cas d'abandon de l'un, le relayeur pouvait immédiatement prendre sa suite en complétant les boucles non couvertes par son camarade d'infortune. Inutile de dire qu'on prit bien soin d'avoir Senna et Prost (tous deux capitaines d'équipe) dans le même relais, le dernier en l'occurrence, afin de faire monter la sauce !

Prost faisait équipe avec Franck Lagorce, intérimaire chez Ligier un an après, et Eric Helary, vainqueur des 24 Heures du Mans quelques mois plus tôt. Le numéro 1 leur était attribué. Senna cohabitait lui avec Jean-Christophe Boullion, pilote Sauber en 1995, et Olivier Grouillard, brièvement vu chez Ligier en 1989. Le tout en portant le n°2. Celui qui l'accompagna l'année suivante...

© Philippe Streiff / Youtube

Au départ, l'équipage n°1 mené par Lagorce prit l'avantage sur le n°3 incarné par Sébastien Philippe, et les deux se disputèrent un temps la tête pour ce premier relais. Le tandem Senna (Boullion en ouvreur) était alors quatrième, derrière l'équipe n°4.
Sauf que le n°6 amena le n°4 au large lors d'une manœuvre trop optimiste à l'épingle, ouvrant la voie à Boullion. Il recolla progressivement au duo de tête, qui finit par s'échanger les positions. La bataille principale impliqua alors le n°1 et le n°2 mais ce n'était pas pour la tête, ni Prost et Senna au volant...

L'éventualité d'un duel direct s'éloigna lorsque les leaders rattrapèrent le kart n°7 d'Eric Van De Poele. Le belge faisait figure d'anomalie puisqu'il n'avait jamais pratiqué le karting durant sa formation, d'où ce retard. N'étant pas soumis aux règles du drapeau bleu ici, il retarda un temps les belligérants qui virent leurs poursuivants recoller.
Quand Van de Poele céda le passage à l'épingle, le n°4 percuta le n°2, endommageant son kart et perdant beaucoup de temps. Grouillard prit immédiatement la suite de Boullion mais le mal était fait.

Au premier passage de relais, Lagorce laissa place à Hélary. Celui-ci devait s'opposer à une future pointure de l'Endurance, Emmanuel Collard. Hélas son kart n°3 devint très vite muet, prenant de court le capitaine Johnny Herbert et annihilant leurs chances de succès. Résultat de ces mouvements, l'équipage n°4 de Jean-Marc Gounon menait devant le n°1 (Helary) et n°2 (Grouillard).
Celui qui n'allait connaître que les fonds de grille avec Simtek peu après sut garder le leadership jusqu'au dernier tiers de course et le conserva quand il donna son volant au capitaine Andrea De Cesaris. Helary laissa la place à Prost, sous les hourras de la foule.

Et puis vint Senna, qui à la faveur des relais, repartit devant le Professeur. On ne pouvait pas rêver d'un meilleur timing. Voilà le duel tant attendu en action et quand bien même il se disputait la deuxième place au lieu de la tête de course, qui y prêtait attention ?
Dans l'euphorie du moment, Panis (n°7) dépassait le Professeur mais sans incidence sur le classement avec ses tours de retard. De toute façon, Prost inversa la tendance peu après. Mais avant que l'on puisse à nouveau frémir quant au futur rapprochement des deux champions, Senna vit son kart le lâcher avant la fin. Après le n°2, curieux signe du destin.

Pour Prost, l'histoire connut une plus belle fin à Bercy puisque De Cesaris fut lui aussi trahi par sa machine. A croire que même en karting, Andrea n'avait pas droit à sa victoire, lui qui s'opposa à Prost et Senna durant ses plus belles occasions (Spa 1983 et 1991).
Alain pouvait alors assurer comme il savait faire, et savourer cet instant. Sous un regard empli d'émotions de Senna, mesurant toute la portée symbolique de l'événement. Il n'avait pas détaché ses yeux de l'écran géant, fixés sur le karting n°1. Jamais Prost n'avait quitté son esprit, de toute sa carrière.

© Philippe Streiff / Youtube

Après Adélaïde, le public eut droit à une confirmation : les deux s'entendaient désormais très bien, comme si tous les coups pendables du passé n'avaient jamais existé. "Je ne me souviens que des bonnes choses avec Ayrton, c'est comme à l'école" confia Prost en 2001 au légendaire commentateur Murray Walker. On n'imaginait cependant pas à quel point Senna dépendait de Prost, du moins, jusqu'au matin du 1er mai 1994.

La deuxième édition des Elf Masters se fit donc sans lui, mais avec Prost, qui portait alors le S de Senna sur son casque. Dernier hasard du destin : c'est Michael Schumacher qui remporta cette édition avec le numéro... deux.