"Chris Amon est si malchanceux que s'il investissait dans les pompes funèbres, les hommes cesseraient de mourir" disait-on dans le paddock. Si même ses pairs se souciaient de son sort, c'est que la Formule 1 y est allée fort sur ce coup. Considéré comme l'un des pilotes les moins gâtés par la chance de toute l'histoire de son sport, Amon est en bonne place dans la liste des non-vainqueurs de Grands Prix : 11 podiums, 5 poles, 3 meilleurs tours et surtout 186 tours en tête, un record pour un pilote n'étant jamais monté sur la plus haute marche. La malchance explique t-elle tout ? Pas si sûr...
Amon était déjà une curiosité à l'époque puisqu'il débuta en 1963 à 19 ans, ce qui n'était pas commun. Il était le deuxième plus jeune pilote de l'histoire à ce moment, derrière Ricardo Rodriguez, le frère de Pedro. Néanmoins, il fallut patienter jusque 1967 pour que celui-ci sorte du lot. Il est vrai que les Lola-Climax et Lotus-BRM privées du Reg Parnell Racing ne tinrent que rarement la distance mais il remporta les 24 Heures du Mans 1966 sur Ford. Ferrari prit bonne note de ses efforts et lui fit confiance pour prendre le relais du démissionnaire John Surtees. Sa monoplace fut suffisamment fiable pour qu'il monte quatre fois sur le podium mais pas assez compétitive face aux Brabham et Lotus. Ces dernières auraient pu lui offrir la victoire à Watkins Glen mais le moteur Ferrari expira avant... Sa régularité lui offrit la cinquième place du championnat, son meilleur résultat en carrière...
Image : F1-history.deviantart
Premier obstacle à l'ascension du pilote : il fit équipe avec Jacky Ickx l'année suivante et la collaboration ne tourna pas en sa faveur. Ce qui nous amène au second problème : Ferrari, en refusant toute publicité ou association financière, manquait de plus en plus de liquidités. Amon était déjà son seul pilote en 1967 après le décès de Lorenzo Bandini, suite à son tragique accident à Monaco, et il en fut de même au moment d'entamer la saison 1969. Et lorsqu'il était un candidat tangible à la victoire, sa monoplace se permit de le ramener à la réalité, parfois de manière tragi-comique. A Jarama en 1968, il signa la pole et mena une quarantaine de tours avant de stopper à cause d'un fusible de pompe électrique... Il couvrit une plus longue distance en tête au Canada mais c'est la transmission qui fit des siennes. A l'inverse, il buta jusqu'au bout face à Jo Siffert à Brands Hatch entre ces deux rendez-vous manqués.
L'année 1969 fut à oublier : une seule arrivée dans les points, une nouvelle opportunité gâchée en Espagne et absent des dernières courses. Agacé, Amon signa chez la nouvelle équipe March, fondée entre autres par le futur président de la FIA, Max Mosley. Rien n'y fit : sa monoplace était aussi rouge qu'il manquait de réussite. D'un côté, il fit tout son possible pour déloger Pedro Rodriguez de la tête à Spa, en vain, et finit également deuxième en France. De l'autre, sa March 701 était rudimentaire (un "taureau sauvage" dira Jackie Stewart, qui la conduisait pour le compte de Tyrrell) et chuta en performance au fil de la saison. Au moins fit-il mieux que Siffert qui ne marqua pas le moindre point, aussi talentueux qu'était le Suisse. En attendant, Ferrari, avec le soutien de Fiat, avait dominé la fin de saison...
A côté, Matra avait perdu de sa superbe depuis le titre de 1969. Le règlement technique avait évolué dès l'année suivante, réduisant à néant tous leurs efforts pour rendre leur monoplace rigide et compétitive, comme l'était la MS80. Malgré les quelques bons podiums de Jean-Pierre Beltoise et Henri Pescarolo, l'équipe française avait besoin d'un pilote de pointe. Hélas, Stewart avait choisi son camp à savoir Tyrrell et le moteur Ford, tandis que Jochen Rindt pensait à se retirer une fois le titre mondial acquis. La mort le faucha à Monza avant qu'il puisse célébrer ce succès mais, entre temps, Gérard "Jabby" Crombac, consultant de Matra et grand journaliste, avait demandé aux deux pointures quel pilote ils redoutaient particulièrement. Cela tombait bien, c'était Amon pour les deux. Or Crombac se rendit compte que si la malchance de Chris était avérée, il n'y avait pas que cela...
"C'était parfois de la malchance mais aussi parce qu'il était un peu idiot" relata t-il en 2001 pour Auto Hebdo. "A Monza, en 1971, il aurait dû gagner mais il a arraché sa visière au lieu d'enlever un "tire-off" ! [...] A Charade, on l'avait averti que la piste avait été refaite, qu'il ne devait surtout pas mettre les roues sur les bas-côtés car il y avait des silex coupants. Mais une fois au volant, Amon a oublié tous nos conseils".
Image : F1-history.deviantart
C'était là la triste vérité. Matra ne fut que trop rarement en mesure de remporter un Grand Prix pour ses deux dernières années en tant qu'équipe mais c'est bien Amon qui torpilla leurs chances et non la monoplace, le tout en partant de la pole les deux fois. Pour Monza, il s'agissait encore du tracé sans chicane avec la victoire régulièrement décidée au dernier virage, à l'aspiration. Peter Gethin en prit bonne note ce jour-là pour sa seule victoire avec quatre autres pilotes dans la même seconde. Amon suivait, sans sa visière... A Charade, la Matra retrouva provisoirement son allant et les crevaisons que suspectait Crombac furent légion. Une pierre coûta même l’œil et la carrière de Helmut Marko. Or, parmi ces victimes, il y eut Amon. Le Néo-Zélandais eut beau produire la course de sa vie ce jour-là en remontant jusqu'à la troisième place, c'était la première qui aurait dû lui revenir.
Matra se retirant de la Formule 1, Amon revint à la case départ en se contentant de monoplaces moyennes et fit de la figuration la plupart du temps. Tyrrell lui offrit la troisième monoplace pour la tournée américaine de 1973 mais sans succès. Il tenta même d'aligner sa propre monoplace en 1974 qui se distingua par une suspension en titane et un réservoir d'essence placé entre le pilote et le moteur. Faute de moyens, l'aventure tourna court. Il signa quelques très beaux chronos sur Engisn en 1976 mais de nombreuses ruptures mécaniques manquèrent de le blesser. Egalement choqué par le brasier enfermant Niki Lauda au Nurburgring, Amon préféra tirer sa révérence. Il n'insista pas davantage en CanAm et revint en Nouvelle-Zélande pour s'occuper de ses terres, héritées de son père.
Il n'empêche que dans son malheur, Amon eut beaucoup de chance : il se retira vivant et en un seul morceau, ce qui ne fut pas le cas de tout le monde au cours de sa carrière.