Bernie Ecclestone avait pour coutume de dire "que ce soit en bien ou en mal, l'important est que l'on parle de la Formule 1". Le 19 juin 2005 pourtant, il ne pouvait que déplorer la mauvaise publicité que s'était donnée son fameux sport...

Après une première moitié des années 2000 marquée par la domination Ferrari, les fans voyaient enfin le bout du tunnel. Une monoplace moins fringante et surtout des Bridgestone inadaptés ont réduit Michael Schumacher au rang de faire-valoir, malgré quelques fulgurances. Désormais, le titre se jouait entre Renault et McLaren, entre Fernando Alonso et Kimi Räikkönen. Ces deux jeunes loups, débutant en 2001 et se révélant aux yeux du grand public en 2003, incarnaient le renouveau.

Huit courses s'étaient disputées et le suspens était encore total. Alonso comptait quatre victoires contre trois pour Räikkönen. Sa splendide MP4/20, après un timide début, était devenue l'arme absolue mais avec une fiabilité toute relative. A côté, la Renault R25 brillait par sa régularité et sa résistance, du moins aux mains d'Alonso. Derrière, Ferrari sauvait quelques podiums, Williams brillait par intermittence, Toyota faisait enfin honneur à son budget et BAR relevait la tête après l'affaire du double réservoir. Sans oublier Red Bull qui exploitait bien mieux son potentiel que l'ex-équipe Jaguar. Tout allait bien en arrivant à Indianapolis.

Gomme à double face

© Twitter / Toyota de Ralf Schumacher

Les premiers essais se passaient sans encombre jusqu'à ce que Toyota dut faire face à deux crevaisons. L'une d'entre elles se produisit en plein banking, envoyant Ralf Schumacher dans le rail. Comme souvent, la F1 avait un sens de l'humour tout personnel : une crevaison avait déjà propulsé l'Allemand dans ce même rail l'année précédente, lui fracturant la colonne vertébrale.
Ralf préféra déclarer forfait mais le vrai problème était ailleurs. Et plus profond. L'année précédente, les débris du carambolage du premier tour ont joué leur rôle dans les ruptures des pneus de Ralf Schumacher et Fernando Alonso. Ici, c'était la gomme elle-même qui était incriminée.

En fait, l'ovale d'Indianapolis a été complètement re-surfacé au cours de l'hiver, annulant de fait toutes les données collectées les années précédentes. Le circuit n'étant pas utilisé pour les essais, Michelin n'a donc pas pu produire de gomme adaptée pour la fin du circuit. Du moins, c'est ce que la marque suspectait car elle ignorait quel était le problème exact. Bridgestone était par contre épargné grâce à sa filiale Firestone. Celle-ci avait en effet enchaîné les crevaisons durant la préparation des 500 Miles d'Indianapolis le mois précédent. Le manufacturier japonais proposait ainsi des pneumatiques adéquats.

La situation était critique et à plusieurs niveaux. Non seulement Michelin fournissait sept équipes sur dix mais en plus, cette défaillance intervenait alors qu'il était interdit de changer de pneumatiques en course. Un changement de réglementation majeur voulu par... Michelin. Le manufacturier fit amener en urgence de nouvelles gommes testées en essais à Barcelone pour le samedi. Rien n'y fit : au bout de dix tours, les pressions subies étaient trop importantes. Dans tous les cas, la course ne pouvait plus se disputer normalement. Il fallait alors trouver un compromis pour sauver les apparences.

Marche ou crève

© Scuderia Ferrari - Indianapolis 2005

Pour Michelin, il n'y avait qu'une solution : imposer l'installation d'une chicane dans la section relevée. De cette façon, les gommes pouvaient tenir à croire la marque française et la course se déroulerait à peu près normalement. Afin de convaincre les équipes Bridgestone et la Fédération, Michelin avança l'idée qu'aucun team équipé de pneus Clermontois ne marquerait de points. L'équité était sauve et le public aurait droit à une vraie course et non à un suicide collectif de pneumatiques... ou ce à quoi ils allaient effectivement assister.
Une idée approuvée par la majorité, incluant Bernie Ecclestone, Tony George (propriétaire du circuit) et les équipes Jordan et Minardi, pourtant équipées de Bridgestone et tenant là l'occasion de marquer de gros points.

C'était sans compter sur l'intransigeance de la FIA. Max Mosley estima qu'il était impossible de modifier le tracé en plein week-end de Grand Prix pour des questions d'homologation. Après tout, le tracé approuvé ne comptait pas de chicane et la fédération ne voulait aucun ennui judiciaire en cas d'accident. Néanmoins, certains n'ont pas manqué de rappeler la situation de Barcelone 94. A l'époque, cette même Fédération avait instauré à la va-vite une chicane faite de deux murs de pneus suite aux drames d'Imola.
Montréal et Spa ne furent pas plus gâtés cette année-là. Et dans les années 80, les circuits en ville de Las Vegas ou Detroit n'avaient pas été soumis à l'homologation obligatoire pour chaque nouveau tracé. Deux poids deux mesures ?

La FIA préféra ainsi avancer d'autres stratagèmes, tels que passer par les stands à chaque tour ou limiter la vitesse des pilotes Michelin dans le banking. Contraires à l'esprit du règlement mais pas à sa lettre. Ou l'inverse. Peter Sauber, pourtant peu bavard, s'est vivement opposé à ces trouvailles, considérant qu'elles étaient effectivement bien plus dangereuses que cette chicane. Un avis partagé par les autres équipes Michelin ainsi que leurs pilotes.
Max Mosley poussa le raisonnement jusqu'à l'absurde en évoquant une interdiction de dépasser dans le banking pour la solution de la vitesse limitée et souligna pour l'autre solution que "tout pilote sur n'importe quel tracé est parfaitement autorisé à passer par les stands à chaque tour, mais ne le fait pas pour des raisons évidentes". Doit-on rire ou pleurer ?

Grand Guignol

@ Pinterest

Face à toutes ces conjonctures, un journaliste américain de NASCAR fit remarquer que dans sa discipline, on ne se gênait pas de modifier le règlement en plein week-end en cas de situation exceptionnelle comme celle-ci. Pour reprendre ses termes "les règles sont écrites au stylo". L'inflexibilité de la FIA, compréhensible mais teintée d'une évidente mauvaise foi, allait définitivement conduire au désastre.
De toute façon, Ferrari choisit de refuser tout compromis. La Scuderia n'allait pas cracher sur probablement sa seule opportunité de victoire et l'équipe tenait là une occasion de se venger face à ses rivaux britanniques. En effet, Ross Brawn dira s'être senti "persécuté" face à la réglementation du pneu unique en course, imposée selon lui par les équipes Michelin pour mettre fin à l'hégémonie Ferrari-Bridgestone.

Michelin, les équipes et la FIA se renvoyèrent la balle durant tout le week-end. Le reste des essais et les qualifications se déroulèrent sans incident mais c'était bien l'arbre qui cachait la forêt. En vérité, aucun accord n'allait être trouvé. Les pilotes Michelin patientèrent longtemps dans leur garage en attendant les résultats d'une ultime réunion. Ils finirent par se placer au dernier moment sur la grille pour le tour de formation sur demande de Bernie.
Leur seul tour du dimanche... Seules les six monoplaces équipées de Bridgestone allaient prendre le départ. Sous les yeux de 150 000 spectateurs médusés, alors que les éditions précédentes (2000 excepté) n'avaient guère attiré les foules. Mauvais timing isn't it ?

Les six pilotes encore en course eurent l'occasion de modifier leur trajectoire de temps à autre pour éviter les bouteilles et autres détritus jetés par les fans. Mais pour le reste, la "course" fut bien entendu un non-événement. Exception faite pour les statistiques du dernier podium de Jordan et des derniers points de Minardi.

Rouges de honte ?

@ Ferrari

Pour ajouter à l'insulte, Ferrari se permit d'instaurer des consignes de course après que Schumacher et Barrichello aient manqué de s'accrocher. Parce que bien entendu, même un simulacre devait être servi sur un plateau à Schumacher !
Une décision qui précipita le départ de Barrichello en fin de saison, le brésilien étant furieux de constater que même dans de telles circonstances, Ferrari ne changeait pas sa politique d'un pouce. De son côté, Schumacher dira laconiquement "J'ai gagné 84 victoires [à l'époque]. Je peux me permettre de remporter une victoire bizarre".

Par ailleurs, Schumacher justifia la décision de son équipe en se basant sur la discorde de Monza 2001. A l'époque, Michael avait fait pression pour interdire tout dépassement dans les deux premières chicanes, en réaction au carambolage de l'an passé ayant tué un commissaire, sans parler des attentats terroristes de New York qui ont grandement plombé l'ambiance. Un accord torpillé par quelques équipes.
Ferrari n'a donc fait que leur renvoyer l'ascenseur quatre ans après selon le septuple champion. Sauf que contrairement à Indy, les équipes n'ont pas été consultées au préalable par Schumacher, qui s'était servi de sa position de président du GPDA pour imposer son point de vue. Et puis Monza ne présentait aucun danger particulier. Idem pour les pneumatiques.

Entre temps, Bernie Ecclestone avait déjà quitté le circuit, non sans se faire copieusement insulter par les organisateurs mêmes du Grand-Prix ! Ceux-ci n'ont apparemment pas été prévenus de toutes les tractations ayant abouti à ce désastre. "Le bon vieux temps du sport automobile est terminé. J'ai essayé d'arranger les choses, de trouver un compromis mais je n'y suis pas parvenu. C'est toute l'image de la F1 qui s'en va", dira Bernie. Deux semaines plus tard, il retrouva son ironie légendaire en mentionnant qu'avec cette histoire "la Formule 1 est devenue encore plus connue aux Etats-Unis qu'elle ne l'a jamais été !". On pensa un temps à organiser une course hors-championnat à Indianapolis pour offrir un vrai spectacle. Le circuit refusa cette proposition et quitta le calendrier deux ans après.

Des gaffes et des dégâts

@ Ferrari

La FIA, acharnée à faire valoir son autorité, pensa même à sanctionner les sept équipes concernées pour leur non-participation. En effet, leur renoncement "portait atteinte à l'image du championnat" comme l'indiquait l'article 151c du règlement sportif. Les équipes répliquèrent qu'il était impossible de courir sans mettre en danger leurs pilotes. Or une loi de l’État d'Indiana pouvait condamner une personne mettant consciemment en danger la vie d'autrui.
Approuvant cette argumentation, la FIA abandonna finalement ses poursuites quelques courses plus tard. En revanche, elle profita de la défaillance de Michelin pour ré-autoriser le changement de pneumatiques en 2006 et imposer un manufacturier unique en 2007. Le Bibendum n'ayant jamais caché son opposition envers cette idée, le message de l'autorité était clair. Michelin quitta donc la F1 fin 2006... avant d'être également dégagé du WTCC et du WRC par la FIA !

Dernier effet boomerang : les pilotes ont élevé la voix à leur tour. 19 d'entre eux ont signé un document dans lequel ils condamnaient la gestion de la crise d'Indianapolis par la FIA. Le tout en approuvant la chicane et refusant l'idée de limitation de vitesse. La FIA répondit en menaçant de se désintéresser des problèmes de sécurité soulignés par les pilotes en essais privés !
La même Fédération qui avait refusé la chicane en précisant qu'un accident dû à cette modification serait dommageable pour son image... En revanche, un accident potentiellement mortel en essais privés n'allait avoir aucune conséquence négative, c'est bien connu ! Les deux parties finirent par se rencontrer durant l'été pour discuter d'éventuelles solutions à adopter.

Au final, personne ne ressortit grandi de l'histoire. D'un côté, Michelin était coupable d'avoir proposé un produit inadapté et dangereux en dépit de son expertise et contrairement à son rival. De l'autre, la FIA de par son intransigeance faisait également preuve d'une certaine mauvaise foi. C'est toute la Formule 1 qui s'est tirée une balle dans le pied ce jour-là.

© Scuderia Ferrari / Indianapolis 2005