Il y a 20 ans, Ford sautait enfin le pas et décidait de s'engager en tant que constructeur à part entière sous le nom de Jaguar, via le rachat de Stewart Grand Prix. Un projet qui promettait beaucoup mais qui aboutit au final à un des plus gros gâchis de l'histoire récente de la Formule 1. Pendant cinq saisons, Jaguar se fit plus remarquer par ses incessantes intrigues politiques que par ses performances en piste. Comment l'ancêtre de Red Bull Racing a pu échouer à ce point ?
Le 7 janvier, soit moins de deux mois après avoir confirmé le duo Purnell-Pitchforth dans ses fonctions, les deux anglais furent priés de quitter l'usine ! Outre leurs limites marketing handicapantes pour une équipe cherchant à faire connaître sa marque, Red Bull se rendit compte que ces deux ingénieurs, forts de leur expérience, n'allaient pas se plier facilement aux exigences spécifiques du taureau rouge.
Or, dans les rangs de Red Bull figurait le fameux Helmut Marko, bras droit de Mateschitz et dont l'autorité ne pouvait être discutée. « Pitchforth doit savoir qu'il est employé et pas propriétaire » avait-il déclaré en décembre.
Suivant l'adage « Vaut mieux prévenir que guérir », Mateschitz renvoya le duo pour laisser place à Christian Horner. L'ancien pilote devenu manager chez Arden en F3000 était soutenu de longue date par Red Bull et sortait de négociations – avortées – pour une reprise de Jordan. En dépit de son jeune âge (31 ans), il était l'employé idéal, compétent et motivé mais fidèle et docile.
Sorti par la porte, revenu par la fenêtre
Il n'empêche que le petit monde de la F1 regretta rapidement cette décision. Purnell et Pitchforth avaient rapidement gagné le respect de leurs pairs de par leur intelligence et leur pragmatisme. Purnell notamment était dans les bonnes grâces de Max Mosley, ce qui était peu commun pour un patron d'écurie à l'époque (à moins de s'appeler Jean Todt).
L'ingénieur ne manquait pas d'idées non plus, allant jusqu'à proposer un système de qualifications des plus originaux - basé sur des mini-courses ! - pour relancer un spectacle peu emballant durant cette période. Ce n'était donc pas un hasard que Purnell retrouva une place de conseiller technique au sein même de la FIA quelques temps plus tard.
Red Bull effraya donc bon nombre d'observateurs avec cette volte-face, d'autant que cette volonté de contrôle absolu n'était pas sans rappeler le délire autocratique de Ford. "Faites à notre façon ou nous trouverons quelqu'un d'autre pour le faire » aurait lancé un des responsables américains en réunion. Et tant qu'à parler de Ford, l'incrédulité fut de mise lorsque le nom du directeur technique tomba : Günther Steiner !
Le même qui avait fait ses gammes chez Ford en WRC et qui n'avait guère brillé chez Jaguar en 2002, revenait dans une équipe qui venait de se débarrasser de deux dirigeants trop liés à l'héritage Ford ! Pour ajouter à l'incompréhension, Red Bull refusa catégoriquement de signer d'autres sponsors, d'où une livrée bleue-grise 100% corporate et un budget relativement limité en dépit de l'engagement financier envers Ford lors du rachat.
Venait-on de passer des lubies d'un constructeur aux extravagances d'une entreprise ? Le Grand Prix d'Australie donna un signe clair : les deux monoplaces finirent dans les points. Jaguar n'avait jamais accompli cette performance en cinq saisons...
Du coup de pub au coup de poker
La saison 2005 se finit avec 34 points (10 avec l'ancien barème), soit le meilleur bilan jusqu'alors. La voiture était à la fois saine et efficace, en plus d'être très fiable. Christian Klien laissa une meilleure impression qu'en 2005 en faisant jeu égal avec son équipier en qualifications et se montrant très solide en course avec presque aucune erreur, si bien que Liuzzi n'eut droit qu'à quatre courses sur dix-neuf.
Mais c'était bien David Coulthard qui défia tous les pronostics. Celui qui avait invité ses parents à Interlagos en 2004 au cas où il s'agissait de son dernier départ en F1 et qui dans un premier temps avait refusé de signer avec Jaguar connut finalement un joli baroud d'honneur. DC redora son blason sur la piste où il fit parler son expérience et une pointe de vitesse guère émoussée et surtout il gagna une autorité certaine à la fois dans son équipe – ses équipiers le surnommèrent Oncle David ! – et parmi ses pairs en s'opposant à la gestion despotique de la FIA suite au désastre d'Indianapolis 2005. La vraie démarche de leader que l'on attendait désespérément d'Irvine chez Jaguar en somme.
Enfin, comme un ultime pied de nez aux débuts de l'ex-équipe Ford, Red Bull reprit à son compte la promotion de son produit en misant énormément sur le marketing. Motorhome géant transformé en « Energy Station », création du journal satirique « Red Bulletin » et promotion des « Formula Unas », il était impossible de rater le logo ou le nom de la boisson énergisante dans le paddock.
Le summum de cette extravagance intervint à Monaco – bien entendu – où après Ocean's Twelve, il fut question de Star Wars, plus précisément la Revanche des Sith, la dernière partie de la préquelle de Georges Lucas, justement fan de sports mécaniques. Non seulement la monoplace reçut la décoration de circonstance mais les mécanos furent carrément habillés comme des stormtroopers, les soldats de l'Empire !
La différence avec l'ostentatoire de Jaguar ? Tout ceci n'interférait en rien sur le travail des employés. La hiérarchie était définie, la motivation évidente et la monoplace brillait aussi en piste, tout simplement. Et Red Bull de devenir l'équipe la plus fun de la grille. Qui l'eut cru ?
Dans le même ordre d'idées, Red Bull décrocha son premier podium l'année suivante en Principauté, cette fois avec les couleurs du film Superman Returns. D'où un "Super Coulthard" arborant la cape rouge devant le Prince Albert et Christian Horner plongeant (presque) nu dans la piscine de l'Energy Station !
"Red Bull donne des ailes..."
La suite devient connue. L'investissement financier augmenta petit à petit et des sponsors finirent par renflouer les caisses. En 2007 arrivèrent Adrian Newey – belle ironie six ans après ! – sur suggestion de Coulthard, et le moteur Renault. En 2009, Sébastian Vettel leur offrit leurs premières victoires et les titres mondiaux en 2010. L'équipe et son pilote fétiche alignèrent à terme quatre couronnes de suite.
Aujourd'hui, Red Bull fait partie des plus grandes équipes de sa génération et reste un des trois top teams actuels, ayant remporté au moins une course par an durant la décennie écoulée, exception faite de 2015.
En dépit des tensions entre pilotes (« Pas mal pour un N°2 », le « Multi 21 »...), de la perte progressive de son approche décalée, et du divorce douloureux avec Renault où les deux parties rivalisèrent de mauvaise foi, l'équipe sut maintenir un certain niveau et proposer une stabilité hiérarchique exemplaire. Alors qu'on aurait pu prédire un nouvel intérim en 2005, Christian Horner a entamé en 2019 sa quinzième année de suite en tant que directeur général de Red Bull Racing, sans jamais que sa tête ait été mise à prix par Matsechitz ou Marko.
Adrian Newey offrit de nouveaux bijoux de technologie, David Coulthard acheva sa carrière avec les honneurs, Mark Webber connut ses plus beaux succès ici, luttant pour le titre jusqu'à la dernière course en 2010. Et est-il besoin de revenir sur les lancements réussis de pépites comme Sébastian Vettel, Daniel Ricciardo et Max Verstappen ?
Lors de l'annonce de la vente de Jaguar, Tony Purnell eut le commentaire suivant : « Croyez moi, la gestion des moteurs et le savoir faire de Jaguar Racing sont fantastiques. Tout acheteur qui a les moyens financiers est un vainqueur potentiel ».
Ce doit être l'une des rares fois où un dirigeant de Jaguar sut prédire l'avenir avec justesse.
Sources : F1 Racing (N°5 à N°75), F1i Magazine (N°14 à N°35), L'Automobile Magazine (Hors-série Formule 1 1997 et 1999), L'année Formule 1 (1999 à 2005), Le Livre d'Or de la Formule 1 2001, Formule 1 99, Autosport, TF1, Youtube, Beyond the Grid.