Il y a 20 ans, Ford sautait enfin le pas et décidait de s'engager en tant que constructeur à part entière sous le nom de Jaguar, via le rachat de Stewart Grand Prix. Un projet qui promettait beaucoup mais qui aboutit au final à un des plus gros gâchis de l'histoire récente de la Formule 1. Pendant cinq saisons, Jaguar se fit plus remarquer par ses incessantes intrigues politiques que par ses performances en piste. Comment l'ancêtre de Red Bull Racing a pu échouer à ce point ?
Le premier mouvement majeur intervint au niveau des pilotes. Comme prévu Eddie Irvine quitta le navire qui l'avait accueilli à bras ouverts fin 1999 et personne ne le regretta vraiment. Certes, ses supérieurs comme plusieurs journalistes ont souvent loué son investissement pour mieux combattre son image désavantageuse. Il reste qu'Irvine passait plus de temps à pointer du doigt les problèmes plutôt que de guider son équipe dans une dynamique plus positive.
Et contrairement à un Fernando Alonso au comportement similaire en fin de carrière, il n'avait pas la même pointe de vitesse ou la capacité à tirer le maximum d'une voiture moyenne pour se faire pardonner... ou justifier un aussi copieux salaire. Surtout au moment où Ford ne pouvait plus dépenser des millions sans compter.
D'ailleurs, l'absence de réelle aura d'Irvine ne datait pas de 2002. Une rumeur que Eddie lui-même n'a pas démentie évoque une réunion des plus gros bonnets de Ford où Bill Ford lui-même aurait demandé qui était le salarié le mieux payé de la compagnie. Jac Nasser, l'homme derrière le rachat de Stewart GP, souffla le nom d'Edmund Irvine, laissant perplexes ses interlocuteurs qui n'avaient jamais entendu parler de lui !
Ainsi, l'Irlandais du Nord acheva sans éclat sa carrière à Suzuka, trois ans après avoir manqué de peu le titre. Mark Webber le remplaça, une des rares décisions de Jaguar qui fit l'unanimité. On se gratta davantage la tête lorsque Pedro De la Rosa, pourtant sous contrat, fut lui aussi renvoyé pour laisser placer au débutant Antonio Pizzonia. Le brésilien avait certes roulé sa bosse chez Williams en essais et satisfait ses exigeants patrons mais n'avait pas plus brillé que cela en F3000.
Trop de casquettes à la fois ?
Ce nouveau duo était assumé par Niki Lauda, maintenu dans ses fonctions pensait-on. A en croire Niki, il ne rendait des comptes qu'à une seule personne : le dirigeant de Premier Automobile Groupe. A son arrivée, il s'agissait de Wolfgang Reitzle, l'homme qui l'avait justement recruté. Depuis avril 2002, il avait laissé placé à Richard Parry-Jones, avec qui Lauda se sentait même plus proche.
Ces mots prononcés courant 2002 se retournèrent contre lui lorsque ce cher Parry-Jones le congédia en fin d'année ! En vérité, son départ fut la conséquence d'un plan social touchant les trois branches dont il avait la charge : Jaguar, Cosworth et Pi Research. Plus de 70 membres de l'équipe durent plier bagage dans l'histoire. On comprit alors que le recrutement de Webber et Pizzonia n'était pas que d'ordre sportif : les deux coûtaient bien moins cher que De La Rosa et Irvine en salaires !
Si le renvoi de Lauda prit par surprise par rapport au timing choisi, était-il si surprenant au vu des performances de son équipe ? Les craintes déjà présentes dix-huit mois plus tôt lors de son arrivée se sont hélas vérifiées. Ses limites techniques étaient criantes – Ford s'en servit même comme argument principal pour justifier son départ – l'empêchant de dénicher les bons ingénieurs ou de les engager pour le poste adéquat. Sa communication laissait aussi à désirer, entre des petites phrases que n'aurait pas renié Irvine et une tenue vestimentaire qui faisait tâche pour le représentant officiel d'un constructeur.
Il semblait accorder plus d'attention à sa fameuse casquette rouge puisque son long partenariat avec Parmalat prit fin et Niki ne cacha même pas sa quête d'un nouveau sponsor, dépensant presque plus d'énergie pour cette broutille que pour attirer d'autres commanditaires chez Jaguar ! Une fâcheuse tendance à la dispersion d'autant plus flagrante qu'il continuait à jouer les consultants télé pour la chaîne RTL en Allemagne...
Il s'agissait maintenant d'engager un cinquième patron en à peine trois ans d'existence. Dans un premier temps, Jaguar ne fit rien pour effacer les sourires sarcastiques puisque Lauda n'eut aucun remplaçant officiel ! On retrouva d'un côté le dénommé Tony Purnell, qui n'était pas un total inconnu en tant que fondateur de Pi Research, la branche électronique associée à Jaguar et Cosworth. C'est lui qui prit la direction du groupe PPD qui rassemblait ces trois entités mais sans pour autant être le « Team Principal » de l'équipe.
Était-ce l'inconnu David Pitchforth, un ancien du département de recherche de Reynard ? Jaguar ne fut pas plus clair pour son rôle, si bien qu'au moment de présenter la saison 2003, les revues de l'époque se contredirent sans cesse entre « directeur général », « directeur du management » et « directeur technique ». Pour rappel, l'équipe n'en disposait pas depuis le début de saison, l'intérim de Gunther Steiner prit fin en même temps que l'année 2002.
Changement de philosophie
Tout ceci faisait penser que Jaguar n'apprenait guère de ses erreurs. Et pourtant, derrière l'absence présumée de patron à la gestion quotidienne et à la direction technique se cachait une bien meilleure répartition des tâches. L'idée était de trancher avec le régime autoritaire de Lauda qui cumulait plusieurs postes à la fois. Jaguar proposa la solution inverse avec deux hommes pour ce qui était à l'origine le poste de directeur technique, que Pitchforth alla jusqu'à décrire comme un « mythe ».
Ici, Malcolm Oastler et Ian Poccock étaient respectivement ingénieur en chef et directeur de l'ingénierie. L'un avait une fonction purement technique, l'autre managériale et les deux chapeautaient d'autres ingénieurs disposant chacun de leur domaine de prédilection, entre l'aérodynamique, le design et la performance.
Pitchforth servait donc davantage de coordinateur ou de superviseur entre ces différents membres, là où Purnell, qui présidait trois groupes différents, avait un rôle plus représentatif chez Jaguar, de « porte-parole » dira Richard Parry-Jones plus tard. Le tout en étant plus légitime que Lauda de par ses compétences techniques – bardé de nombreux diplômes en mécanique et aérodynamique – lui permettant de mieux jauger les qualités de chacun.
Enfin, pour assurer ses arrières sur le terrain politique et décharger Tony Purnell, Jaguar s'attira les services de John Hogan en tant que directeur sportif. Contrairement aux deux principaux dirigeants, Hogan était très connu du milieu puisqu'il officia durant des années pour Marlboro.
C'est en partie sous son influence que Ron Dennis prit place chez McLaren et que la marque au cow-boy signa avec Ferrari. Il était donc très au fait des intrigues du paddock et pouvait représenter Jaguar côté négociations à une époque où la scission des constructeurs pour créer leur propre compétition était une menace tangible. Le tout sans marcher sur les plates-bandes de Purnell ou Pitchforth puisqu'il ne dirigeait pas l'équipe proprement dit.
Si cette répartition restait confuse en raison des termes choisis qui tranchaient avec le jargon habituel, elle témoignait d'une réelle volonté de changement. Fini l'ostentatoire et la mégalomanie, place au pragmatisme et au travail d'équipe. Une direction motivée aussi par la réduction du budget alloué à Jaguar, au point que la présentation de la nouvelle R4 se fasse...sur leur site internet ! Pratique commune aujourd'hui mais inédite en 2003.
Autre indice quant aux ressources limitées pour un team d'usine : Jaguar choisit d'opter pour des essais privés réduits en échange d'essais libres supplémentaires le vendredi matin, une des nombreuses nouveautés du règlement sportif en réponse à la domination Ferrari et l'explosion des coûts. Cela étant, contrairement aux autres bénéficiaires (Minardi, Jordan et... Renault), Jaguar n'aligna aucun troisième pilote : autant ne pas priver le relativement inexpérimenté Webber et le rookie Pizzonia d'un précieux kilométrage.