Il y a 20 ans, Ford sautait enfin le pas et décidait de s'engager en tant que constructeur à part entière sous le nom de Jaguar, via le rachat de Stewart Grand Prix. Un projet qui promettait beaucoup mais qui aboutit au final à un des plus gros gâchis de l'histoire récente de la Formule 1. Pendant cinq saisons, Jaguar se fit plus remarquer par ses incessantes intrigues politiques que par ses performances en piste. Comment l'ancêtre de Red Bull Racing a pu échouer à ce point ?
Samedi 12 juin 1999, jour des qualifications du Grand Prix du Canada. Alors que Michael Schumacher signait sa première pole de la saison face à Mika Häkkinen, les Stewart-Ford se plaçaient en cinquième et dixième position, avantage à Rubens Barrichello contre Johnny Herbert.
En coulisses, Jaguar se prépare
Après deux saisons globalement décevantes et marquées par une fiabilité largement insuffisante, l'équipe de Jackie et Paul Stewart commençait enfin à se faire remarquer de façon positive. Barrichello s'était qualifié deux fois en deuxième ligne en début de saison, avait mené son Grand Prix national à Interlagos et était monté sur le podium à la régulière à Imola.
Jackie Stewart pouvait donc arborer un grand sourire et son plus beau pantalon en tartan pour fêter ses 60 ans, qui coïncidaient avec le week-end québécois mais surtout avec la visite des hauts dirigeants de Ford. En l'absence d'un Grand Prix des États-Unis – Indianapolis ne s'invita que l'année suivante – c'était sur l'Île Notre-Dame que le deuxième constructeur mondial venait faire le point sur son investissement. Car chez Stewart, Ford n'était pas qu'un fournisseur moteur mais un associé direct du projet.
Cette idée d'une équipe Stewart était issue du mécontentement de Ford vis à vis de ses résultats en 1995, alors qu'ils équipaient les sérieuses mais modestes Sauber. Ce sont eux qui proposèrent à Jackie de monter une équipe pour remettre en valeur des monoplaces frappées du logo bleu ovale, quand bien même le triple Champion du Monde suggéra un retrait complet en premier lieu. L'accord fut signé en fin d'année et la Stewart SF1 – la première F1 conçue entièrement par ordinateur – présentée douze mois plus tard.
Si la banque HSBC et l'office de tourisme de la Malaisie apportèrent leur contribution financière, le gros du budget venait bien de Ford. Selon Stewart, ils étaient si concernés par leur investissement que « les livres de compte de l'équipe leur étaient totalement ouverts » ! L'engagement était prévu pour cinq saisons, sous-entendant qu'au terme de cette période, Ford devait être en tête de classement.
Or les saisons 1997 et 1998 ne furent pas plus convaincantes que les deux millésimes précédents avec Sauber, au contraire même. Refusant de perdre la face, Ford prit encore plus de place dans l'équipe. Ils rachetèrent complètement Cosworth, leur partenaire technique depuis leurs débuts en F1 en 1967 et placèrent à la tête de l'entreprise un de leurs hauts responsables, Neil Ressler. Ce dernier avait aussi sa place au sein du conseil d'administration de Stewart.
Jackie laissait lui la direction quotidienne de son équipe à son fils Paul. Enfin l'expérimenté Johnny Herbert allait collaborer avec Rubens Barrichello, lequel s'était refait une réputation durant ces années de galère de par son abnégation, au point d'avoir intéressé Williams. Stewart bloqua le transfert mais ce fut un mal pour un bien quand on voit la suite des événements, avec points et Top 10 réguliers.
Le "Ferrari anglais" ?!
Ainsi, durant ce week-end canadien, Ford fit une annonce à laquelle bon nombre d'observateurs en F1 s'attendaient mais probablement pas aussi tôt : le constructeur racheta complètement Stewart Grand Prix pour un montant tournant autour des 150 millions d'euros. Sachant que son équipe parvint à faire des bénéfices indépendamment de ses résultats et qu'il n'était crédité d'aucune dette au moment de ce rachat, Jackie avait réussi une sacrée belle opération financière. De quoi nourrir le cliché de l’Écossais proche de ses sous !
Ford considérait qu'il s'agissait du bon moment pour sauter le pas et que quitte à gagner, autant ne pas faire les choses à moitié et détenir sa propre équipe au lieu d'être un simple partenaire. Renault, Toyota, BMW, Honda et Mercedes en prirent bonne note après coup. Ce n'était donc pas en 2002 mais en 2000 que le blanc allait laisser place au vert britannique et à Jaguar.
Ford n'officialisa cette information que quelques mois plus tard au salon auto de Francfort mais c'était un secret mal gardé, le nom avait déjà évoqué avant même le début de saison 1999. Le choix de s'engager sous le label de la marque de luxe britannique était tout autant une façon de promouvoir ses modèles que de marquer une continuité. Jaguar a remporté sept fois les 24 Heures du Mans et possédait donc un héritage sportif évident.
Galvanisée par cette nouvelle, l'équipe Stewart continua sur son élan, jusqu'à remporter la victoire au cours d'un Grand Prix d'Europe mémorable. La Formule 1 proposa un timing parfait puisque ceci se déroula sur le Nürburgring, où Jackie Stewart avait si souvent brillé et remporté sa vingt-septième et dernière victoire. Stewart GP finit quatrième du championnat devant Williams et Benetton, les mêmes qui luttaient pour le titre mondial en 1995, l'année où Ford décida de changer son fusil d'épaule.
Mais Ford, sûr de son fait et encouragé par les belles performances de sa future équipe, commença à étaler des ambitions au mieux osées, au pire arrogantes, tranchant complètement avec la modestie et la patience de leur associé écossais.
Jac Nasser, le président même de la compagnie et un des décisionnaires derrière le projet Stewart, ne fit aucun mystère sur son désir de rendre Jaguar aussi populaire que Ferrari, inspiré par les tribunes pleines de supporters en rouge qu'il imaginait en vert ! Viser le titre mondial à moyen ou long terme est une chose, vouloir égaler en aura une des marques les plus connues au monde au delà même de la sphère du sport auto en est une autre.
L'expression du « Ferrari anglais » abondamment reprise dans les médias n'allait pas tarder à devenir la punchline d'une mauvaise blague...