Il y a 20 ans, Ford sautait enfin le pas et décidait de s'engager en tant que constructeur à part entière sous le nom de Jaguar, via le rachat de Stewart Grand Prix. Un projet qui promettait beaucoup mais qui aboutit au final à un des plus gros gâchis de l'histoire récente de la Formule 1. Pendant cinq saisons, Jaguar se fit plus remarquer par ses incessantes intrigues politiques que par ses performances en piste. Comment l'ancêtre de Red Bull Racing a pu échouer à ce point ?
Les courses suivantes ne donnèrent pas plus de raisons aux pilotes de sourire. Deux bonnes qualifications d'Irvine – sixième puis septième – aboutirent à une sortie de piste au Brésil suite à des problèmes de freins, et à une septième place à Imola, où il laissa échapper de premiers points après avoir appuyé sur le mauvais bouton et perdu quelques places. Au moins lui et Herbert (dixième) avaient enfin franchi la ligne d'arrivée, un résultat qui... satisfit le « directeur » de l'équipe, Neil Ressler !
L'emploi des guillemets ici pour le terme de directeur n'est pas gratuit. Si Jackie Stewart restait membre du conseil d'administration, il ne dirigeait plus l'équipe au jour le jour. Le triple Champion du Monde avait un rôle plus honorifique, notamment auprès des sponsors, histoire de faciliter la transition. Son fils Paul était censé rester en place mais un cancer le contraint à lâcher les commandes, laissant donc place au déjà nommé Neil Ressler, auparavant vice-président chez Ford.
Ce choix d'un dirigeant étranger au sport automobile semblait un poil hasardeux mais en vérité, il était déjà en place à un plus haut poste. L'équipe Jaguar était l'une des trois entités sportives gérées par Ford avec Cosworth et Pi Research, une société spécialisée dans l'électronique. Le tout formait l'ensemble « Premier Performance Division », (PPD) dirigé donc par Ressler. Or, suite au retrait de Stewart, lorsqu'on lui demanda qui était responsable de Jaguar Racing, l'Américain répondit avec une candeur désarmante qu'il n'y avait pas de patron pour le moment ! Une situation pour le moins grotesque au vu des ambitions du constructeur...
Jaguar Comedy Club
Partant de ce constat, il était moins difficile de comprendre les résultats désastreux de Jaguar pour la saison initiale. Pourtant, une fois arrivés à Silverstone pour la quatrième manche, le constructeur continua de rappeler son existence à tout va tout autour du circuit. Presque chaque dégagement en gazon bien vert affichait son logo. On ne pouvait pas faire plus anglais, surtout avec la météo capricieuse d'un mois d'avril !
Elle n'était pas plus modeste dans le paddock avec son motorhome possédant une devanture en verre, annonciateur des futures extravagances de McLaren et Red Bull. En piste ? Point positif, les deux monoplaces finirent la course. Point négatif : en douzième et treizième places, pénalisées entre autres par un embrayage récalcitrant au départ et durant leurs ravitaillements. Au grand dam des tribunes loin d'être remplies de vert comme le rêvait Jac Nesser. Cela étant, elles étaient loin d'être remplies... tout court mais pour d'autres raisons !
La première respiration intervint à Monaco, où le côté ostentatoire de Jaguar était déjà plus raccord avec l'ambiance générale. Après que leurs deux voitures se soient frottées de trop près avec d'autres adversaires sous l'averse du Nürburgring, Eddie Irvine accomplit un weekend sans faute, de dixième le samedi à quatrième le dimanche, évitant de déraper comme un bon tiers du plateau sur la traînée d'huile maculant la trajectoire à Sainte-Devote.
Feu de paille puisque les soucis d'embrayages susnommés revinrent à Montréal, où il cala, multiplia les têtes-à-queue et finit dernier à trois tours ! A entendre Johnny Herbert – qui renonça après quatorze tours – la voiture n'avait reçu aucun développement depuis le début de l'année. Tout va très bien Madame la Marquise !
Le sketch continua en France où la sixième place en qualifications d'Irvine se transforma en treizième le lendemain après quatre arrêts aux stands ! Herbert renonça une deuxième fois de suite mais finit... à la porte des points en Autriche, alors que le Top 6 lui tendait les bras durant la première moitié de course grâce au mic-mac du départ.
Dans l'autre monoplace, le réserviste Luciano Burti fit ce qu'il put sur un circuit qui lui était inconnu et une voiture mal réglée, ne finissant qu'onzième et avant-dernier. Irvine avait tout simplement déclaré forfait à cause d'importantes douleurs intestinales, bien qu'on se demanda si le Nord-Irlandais n'avait juste pas trouvé une excuse pour sécher une course...
Il revint en Allemagne où le double Top 10 qualificatif et la météo changeante propice aux coups d'éclats de seconds couteaux aboutirent à... un abandon prématuré et une avant-dernière place. Pas plus de réussite en Hongrie ou en Belgique, si besoin de préciser.
Déconnectés du monde réel
En l'absence de résultats et de vraie direction, l'ambiance était tout sauf appréciable. Le remplacement de Herbert par Burti pour 2001 devint de plus en plus clair et Johnny, ne cachant pas ses envies de tenter le CART (actuel IndyCar Series), fut blacklisté des dernières séances d'essais privés.
Belle ironie sachant que Dario Franchitti, futur grand nom de la discipline, était un temps pressenti pour récupérer le deuxième volant Jaguar. Irvine, lui, continua de faire preuve de sa diplomatie toute personnelle, traitant les personnes critiquant Jaguar « d'imbéciles » tout en précisant que certains membres « avaient besoin qu'on leur dise quoi faire plutôt que de le faire d'eux-mêmes ». Le tout en prédisant que Jaguar ne serait pas au top avant « sept à dix ans »...
Notons que ce pronostic n'était pas si hasardeux quand on sait où se situait Red Bull Racing en 2009-2010 ! Mais cet objectif à long terme pour un pilote appelé à se retirer durant cette période (34 ans alors) donnait un indice sur le niveau de motivation aléatoire du Nord-Irlandais.
Irvine prit soin d'épargner Gary Anderson dans ses diatribes par respect envers l'ingénieur qu'il avait longtemps côtoyé chez Jordan. Il faut dire que Jaguar ne le laissa jamais agir à sa guise, ne pouvant jamais « mettre la main dans le cambouis » pour reprendre ses termes voici quelques années dans les colonnes d'Autosport.
Selon Anderson, on laissa même un adepte des recherches analytiques dicter la marche à suivre. « Il a tapé sur le bouton dans le programme et c'était censé cracher le résultat. Peu importe si ce résultat ne portait pas sur le monde réel, il a été considéré comme parole d'évangile ». D'où les performances bien décevantes de la R1 et le retard des évolutions demandées.
Fin en queue de... jaguar ?
Celles-ci n'arrivèrent qu'en fin de saison, permettant à Herbert de brûler ses dernières cartouches. Pris avec son équipier dans les tourments des chicanes de Monza au premier tour, Johnny produisit sa meilleure prestation de l'année à Indianapolis. Seul à partir en pneus secs sur une piste encore un peu humide, son choix le propulsa en cinquième position... avant de glisser sur une flaque d'eau en rentrant aux stands. Le changement d'aileron qui en suivit le relégua en fond de classement.
Irvine remonta lui de dix-septième à septième. A Suzuka, ce sont les deux britanniques qui finirent à la porte des points. La délivrance intervint à Sepang, avec la sixième place d'Irvine. Herbert n'eut pas cette chance, une rupture de suspension le propulsa durement dans le rail. Jamais en panne d'un bon mot, le triple vainqueur de Grands Prix remarqua qu'on dut le porter pour l'installer dans sa première F1 en 1989 – séquelles de son gros crash de F3000 à Brands Hatch – et qu'il fallut répéter cette opération pour le sortir de sa dernière F1.
En dépit de quelques progrès en fin de saison, Jaguar acheva sa première saison au neuvième rang du championnat constructeur, avec quatre points. Stewart n'avait pas fait pire en 1997 et 1998. A l'image de BAR en 1999, autre équipe forte en gueule et au porte-monnaie rempli, les déclarations d'avant-saison se sont retournées contre eux de façon spectaculaire. Tout était à recommencer.