Alors qu'il est de bon ton de débattre sur le bien-fondé d'une « course qualificative » pour cette saison 2021, on peut s'estimer heureux que tous les pilotes puissent s'aligner sur la grille de départ.

Un demi-siècle plus tôt, le dénommé "Accord de Genève" a abouti à des pilotes qualifiés d'office et d'autres exclus en dépit d'un meilleur temps. Tout cela faisait suite à une histoire de gros sous, conséquence indirecte de l'évolution de son sport.

Jarama 1970, l'Accord de Genève

La Formule 1 jouit d'une popularité certaine grâce à des fans acharnés et un grand public plus au fait des arcanes du sport via la série Netflix "Drive to Survive". De nos jours, il est question d'un spectacle télévisuel avec les aménagements nécessaires pour la circonstance, d'où les horaires fixes pour fidéliser l'audience et les projets de nouveaux formats pour rehausser l'intérêt du produit. Les fameuses courses qualificatives qui seraient (seront ?) testées pour trois épreuves vont dans ce sens. Mais bien entendu, cela n'a pas toujours été le cas.

Durant les deux premières décennies, ces préoccupations n'étaient clairement pas une priorité pour les instances dirigeantes. Les horaires, le format des grilles de départ, des séances d'essais, parfois même le jour de la course pouvaient varier d'un Grand Prix à l'autre. Il en allait de même pour le nombre d'engagés au préalable et de monoplaces éligibles pour participer à l'épreuve. Un changement perpétuel aussi bien dû aux spécificités de chaque circuit – sa longueur comme son étroitesse – qu'au hochet financier que brandissaient les organisateurs.

Primes et déprimes

© Deviantart.com/f1-history

En effet ces derniers proposaient à chacune des équipes une « prime de départ », un cachet plus ou moins élevé selon la notoriété du pilote engagé et de son écurie. Notoriété calquée sur ses résultats au cours des années précédentes, listée et mise à jour par les autorités elles-mêmes (CSI à l'époque, pour Commission Sportive Internationale). Cette prime n'était pas versée à l'avance : elle devenait officielle qu'à partir du moment où le pilote prenait le départ de la course, d'où le terme.

Or cette somme n'était pas spécialement élevée, que du contraire. C'est d'ailleurs ce facteur qui a empêché la concordance des débuts du championnat du Monde et de Ferrari. La Scuderia avait snobé l'épreuve inaugurale de Silverstone en 1950 pour s'aligner dans une course secondaire à Mons en Belgique car leurs organisateurs étaient moins pingres sur la prime allouée ! Aujourd'hui, Ferrari a droit à un bonus plus élevé que n'importe quelle autre équipe en reconnaissance à son histoire et son apport au sport...

La situation n'avait pas davantage évolué à la fin des années 60. Selon Ken Tyrrell, alors en charge du programme Matra, il lui fallait gagner au moins trois Grands Prix pour que les primes allouées par les organisateurs puissent couvrir le budget total. Ceci alors que Matra prenait en charge l'entretien et la réparation des châssis, limitant donc les coûts de l'équipe ! En tant que constructeur, Ferrari était encore moins épargné, au point d'imposer une taxe dans le prix de ses véhicules de route afin de financer l'équipe de course.

C'était l'époque où le sponsoring était quasi inexistant, avec les seules entreprises directement liées au sport auto (manufacturiers et pétroliers notamment) autorisées à faire leur publicité sur les monoplaces.

La "March à suivre"

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Afin de ne pas saigner à blanc les équipes et encourager l'arrivée d'autres « garagistes », la CSI autorisa le sponsoring extra-sportif en 1968. Lotus en profita dès la deuxième course avec Gold Leaf... soit après que des Brabham privées aux couleurs de Gunston aient inauguré la chose à Kyalami, ce qu'on tend souvent à oublier. BRM suivit plus tard avec Yardley et ainsi de suite.

Ferrari de son côte refusa un tel accord car « Mes voitures ne fument pas » comme le disait si bien Enzo. C'est le rachat par Fiat en 1970 qui alimenta les caisses de la Scuderia. La même équipe financée par un fabricant de tabac en 2021, plus de quinze ans après l'interdiction européenne de la publicité en question. La F1 et son sens de l'humour...

Cette avancée était essentielle car 1969 connut un plateau des plus réduits avec une petite dizaine de concurrents à chaque course. Heureusement 1970 connut un renouveau en la matière. Ceci était dû à la fois à la présence de Ford, qui proposait ses blocs pour un prix raisonnable et du nouvel arrivant, March.

La marque fondée entre autres par le futur président de la FIA Max Mosley aligna pas moins de six voitures : deux voitures officielles, deux pour le compte de Tyrrell – séparé de Matra qui voulait imposer son V12 contre l'avis de Ken – une financée par la marque d'additif STP et une préparée par un mécène privé ! Des grilles surchargées étaient à prévoir, ce qui allait faire désordre sur les pistes courtes et étroites telles que Monaco ou Jarama... lieu de la future discorde.

Qualificatif... faute d'être qualitatif !

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Les organisateurs souhaitaient abandonner le système de primes de départ pour le remplacer par des primes d'arrivées. Une façon comme une autre de faire le tri parmi les voitures les moins bien préparées – y compris chez les équipes de pointe – et de ne plus récompenser le simple acte de présence. Sauf que la prime en question serait décomposée et attribuée selon le classement final, celui du deuxième tiers de la course et du premier, en plus d'une partie consacrée au remboursement des frais de transports.

Ce principe aboutirait à de plus grosses variations quant au montant de la prime et donc au financement des équipes. Celles-ci allaient d'autant moins supporter une non-qualification sur les Grands Prix à grille réduite de leurs monoplaces. A plus forte raison avec des mécènes affichant leur logo sur leurs monoplaces : que diraient-ils si leurs couleurs s'avéraient absentes le dimanche ?

Un arrangement finit par être trouvé, mais après la première course de la saison à Kyalami, disputée selon les anciennes prérogatives. Nommé « Accord de Genève », il entérina le projet de prime d'arrivée selon le système d'échelle décrit ci-dessus mais avec un compromis offert aux équipes : chacune étant membre de l'association des constructeurs eut droit à un pilote qualifié d'office pour toute l'année !

Dix d'entre eux étaient éligibles : Jochen Rindt pour Lotus, Jean-Pierre Beltoise pour Matra, Pedro Rodriguez pour BRM, Jacky Ickx pour Ferrari, Chris Amon pour March, Denny Hulme pour McLaren et Jack Brabham pour l'équipe éponyme. Les trois derniers ? Jackie Stewart (March), Graham Hill (Lotus privée) et John Surtees (McLaren privée puis Surtees), de par leur statut de Champion du Monde.

Ainsi naquit un accord censé apporter plus d'égalité mais qui aboutit à son exact contraire. En effet, ces dix pilotes allaient participer à n'importe quelle course, même si leur temps était inférieur à celui de tous les autres concurrents non sélectionnés ! D'autant que cet accord ne statufia pas de quelle façon les pilotes non éligibles d'office se qualifieraient. Certains souhaitaient une séance d'une demi-heure spécifiquement pour eux, d'autres une...course sprint après la séance de qualification !

"Une extravagante zizanie !"

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Lorsque le F1 Circus planta son chapiteau à Jarama, on se retrouva « au milieu d'une extravagante zizanie ! Les organisateurs avaient interprété les modalités d'application de la convention à leur façon, les concurrents à la leur, la CSI à la sienne », dixit le journaliste/pilote José Rosinski.

La journée du vendredi fut décomposée en quatre sessions, avec la troisième d'une durée d'une demi-heure réservée aux pilotes exclus du groupe des intouchables. Les six plus rapides rejoindraient les dix élus sur une grille limitée à seize coureurs. Simple non ? C'est là que la confusion pointa le bout de son nez. Cette séance devait servir à sélectionner les six pilotes qualifiés... mais avec un chrono non éligible pour établir leur place sur la grille de départ ! Un peu à l'image des Q1 et Q2 de nos jours.

Pour ne rien arranger, un représentant de l'association des constructeurs fit pression pour que la quatrième et dernière séance du jour – également d'une demi-heure – inclut tous les pilotes avec un chrono comptabilisé pour définir la grille de départ. Ce qui fut accordé sans que toutes les équipes ne soient au courant ! Plusieurs pilotes tels que John Surtees et les McLaren firent donc l'impasse sur cette session, pensant à tort qu'elle comptait pour du beurre.

Comme si ça n'était pas déjà assez confus, la CSI ajouta son grain de sel le lendemain en annonçant que seules les deux séances de 30 minutes du vendredi étaient valides pour constituer la grille de départ, rendant caduques les deux premières !
Surtees et les McLaren portèrent réclamation, et les palabres entre organisateurs, chefs d'équipes et CSI reprirent de plus belle... Les essais virent Jack Brabham signer la pole position mais nul ne savait encore qui serait présent ou non le lendemain, avec l'imbroglio quant à définir quels temps seraient maintenus ou non.

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Au final, le dimanche matin, la CSI rendit son verdict. Les six qualifiés seraient Pescarolo (Matra), Oliver (BRM), McLaren, Courage (De Tomaso), Servoz-Gavin (March) et Andretti (March). Courage dut cela dit déclarer forfait après avoir détruit sa voiture lors d'une séance, permettant la qualification de Rolf Stommelen (Brabham). En revanche, Andrea De Adamich (McLaren privée), John Miles (Lotus), Jo Siffert (March) et le local Alex Soler-Roig (Lotus privée) étaient éliminés, quand bien même ils avaient à un moment signé un temps plus rapide que leurs rivaux sélectionnés !

Considérant que les modalités de qualifications étaient bien trop floues et que des pilotes étaient injustement exclus, les équipes se mobilisèrent et signèrent conjointement une pétition afin d'élargir la grille à vingt participants. Pétition ensuite présentée aux organisateurs, dont l'un accepta la requête. La présence d'un compatriote (Soler-Roig) parmi les quatre repêchés n'était certainement pas étrangère à ce revirement...

Problème : le contrat d'assurance du circuit ne pouvait être modifié et cet accord se fit dans le dos de la CSI. Lorsque les officiels constatèrent la présence des non-qualifiés sur la grille, ils firent intervenir la garde nationale pour éjecter les repêchés ! Et la course commença avec seize monoplaces... A t-on eu droit à une sélection plus juste à Monaco qui aurait appris des erreurs de Jarama ? Ce serait mal connaître la Formule 1.

A en perdre son latin...

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Le week-end se constitua de trois séances d'essais le jeudi après-midi, le vendredi matin (et oui) et samedi après-midi, avec tous les chronos éligibles pour établir la grille de départ. A celles-ci fut associé une dernière séance de 30 minutes réservée aux non qualifiés d'office, de nouveau conçue pour rendre éligibles les six meilleurs pilotes sans comptabiliser le chrono réalisé. L'idée était de ne pas désavantager les dix sacrés au cas où leurs rivaux bénéficieraient d'une piste plus adhérente... quand bien même ils seraient qualifiés quoiqu'il arrive !

Sauf que cette fois-ci, les autorités se tinrent aux prérogatives d'origine. Ceci même lorsque la séance du vendredi devint inexploitable à cause d'une averse. L'Automobile Club de Monaco sortit alors de son chapeau l'idée de la course qualificative... unanimement rejetée par les équipes ! Les six retenus furent cette fois Siffert, Courage, McLaren, Oliver, Peterson et Pescarolo.

Or ce dernier conquit sa place grâce aux chronos réalisés durant les autres sessions, quand bien même il se classait derrière De Adamich et Stommelen pour la séance couperet, soit hors du Top 6 éligible en théorie... A l'inverse, l'allemand fut non qualifié là où Oliver eut droit à participer à la course en dépit de son meilleur chrono enregistré inférieur...

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La suite de la saison se dispensa de telles bizarreries grâce à des grilles moins limitées sur les autres circuits, mais le principe des dix « élus » perdura toute l'année. Il fut heureusement abandonné pour 1971, mais l'incident laissa des traces.

Dans la revue Virage Auto, le journaliste Jean Thieffry ne mâcha pas ses mots envers les organisateurs du Grand Prix d'Espagne, considérant que :

A force d'obéir sans comprendre et de se soumettre, les espagnols ont perdu le sens des responsabilités, celui des décisions et même – oserions-nous dire – celui du discernement et du bon sens. Il ne suffit pas d'un très beau circuit ni d'un plateau très très enviable pour réaliser un grand spectacle.

Des mots prophétiques quand on sait que Jarama amplifia le chaos du conflit FISA/FOCA de 1980, au point de ne pas compter pour le Championnat du Monde cette année-là.

Dans son résumé du Grand Prix d'Espagne pour Motor Sport, l'imminent Denis Jenkinson fut tout aussi acide dans sa conclusion, mais avec un autre angle d'attaque :

Nul Grand Prix ne fut plus marqué par les querelles et les réclamations que celui-ci, un mal auparavant réservé à l'Endurance là où les Grands Prix incarnait un sport bon et droit. Depuis l'apparition des intérêts financiers et la formation de cette association [des constructeurs, la future FOCA] avec leurs « délégués syndicaux », les Grands Prix sont tombés en désuétude. Espérons qu'ils ne s'enfoncent pas davantage, sinon quoi la Formule Ford deviendra la référence.

Et ceci avant qu'un certain Bernie Ecclestone immisce son nez dans ces affaires...