« Le Grand Blond ». Si les cinéphiles et le grand public non féru d'automobile penseront immédiatement à Pierre Richard et ses hilarantes maladresses, les connaisseurs en F1 associent cette appellation avec Jean-Pierre Jabouille.
Un pilote immensément important pour Renault et son sport, mais hélas presque aussi malchanceux qu'un François Perrin...
Dans l'ombre des acrobates...
Comment mieux illustrer l'impact de Jabouille sur la F1 qu'avec Dijon 1979 ?
En ce jour historique du 1er Juillet 1979, Jean-Pierre n'a pas seulement remporté sa première victoire en carrière. Il a également offert à Renault son premier succès, mais surtout enfin imposé le moteur turbocompressé sur la plus haute marche. Ce fameux moteur si compliqué à mettre au point, qui valut à la Renault RS01 le surnom de « théière jaune » dès son premier week-end de course à Silverstone 1977 pour sa proportion à bouillir prématurément avec panache.
Un bloc qui causa tant de problèmes à ses ingénieurs et ses pilotes, considéré comme une impasse pour beaucoup, parfois au sein même de la Régie. « Nous avions honte de casser des moteurs sans arrêt. Gérard Larrousse [dircteur général de l'équipe] envisageait de revenir à un moteur atmosphérique » avoua le directeur technique François Castaing en 1997 dans l'Automobile Magazine. Jabouille lui-même eut ce commentaire après ses premiers essais « J'avais l'impression d'avoir un moteur de R16 dans le dos ! »
Cette victoire conquise après une première ligne 100% Losange fit comprendre aux « garagistes » britanniques qu'ils allaient devoir trouver une nouvelle analogie pour servir leur cynisme. De « théière jaune », Renault devint un «lance-flammes » pour reprendre les termes de Gilles Villeneuve félicitant le vainqueur.
Deux mois après à Monza, Keith Duckworth, un des fondateurs de Cosworth, demanda à Castaing de lui montrer son fameux V6 à la cylindrée deux fois inférieure à la concurrence (1500 cm3 contre 3000). « Là j'ai compris que nous avions gagné » savoura Castaing. Et Ferrari, pourtant si attaché à ses douze cylindres et double champion du Monde cette année-là avec le « flat 12 » (moteur à plat), commençait déjà à préparer son propre turbo dans l'ombre.
Pourtant aujourd'hui, quand Dijon 1979 est évoqué, ce n'est pas cette victoire de Jabouille qui ressort en premier, mais ce qui s'est produit derrière lui. Gilles Villeneuve et René Arnoux avaient en effet produit la bataille la plus célébrée de l'histoire de son sport durant les derniers tours de cette course. Une lutte certes décriée par certains peu après, mais aujourd'hui unanimement consacrée comme une relique d'un temps révolu. Et qui fit passer à jamais l'effort de Jabouille au second plan.
Le Grand Blond... avec un chat noir
Ce ne fut pas la dernière fois que « Néné » vola la vedette à son équipier. Début 1980, Jabouille signa deux poles consécutives à Interlagos et Kyalami. Deux fois, il domina l'épreuve avant de renoncer avant l'heure, laissant la victoire à Arnoux. René menait même le championnat au soir du Grand Prix d'Afrique du Sud, épreuve à haute altitude taillée sur mesure pour les turbos. Jean-Pierre lui, affichait un injuste score vierge. Ce n'était même pas le moteur qui l'avait lâché à Kyalami mais une banale crevaison...
On ne pouvait pourtant pas reprocher à Jabouille de mal gérer l'usure pneumatique. C'est justement en dosant le plus possible ses efforts avec des gommes tendres qu'il put doubler Villeneuve – pour qui l'économie était un concept pour le moins abstrait – pour la victoire à Dijon. Une gestion intelligente qui lui servit d'autant plus en Autriche en 1980 pour son deuxième succès. Ici ses Michelin pouvaient lâcher à tout moment, ce qui avait contraint Arnoux à stopper trois fois. Mais Jabouille tint bon sans changement de gommes et devança de justesse Alan Jones, le futur champion du Monde.
L'Australien bourru et connu pour son manque d'affection envers quoique ce soit de français se fendit pourtant un jour d'un sacré compliment envers le Grand Blond : « Ce type en savait plus sur la course automobile que n'importe quel autre pilote que j'ai pu côtoyer ! »
Là encore, ce succès fort mérité cachait des statistiques moins flatteuses qui ne lui rendaient guère justice. Déjà, cette victoire lui offrait ses premiers points de la saison, ni plus ni moins ! Pire encore, sur les seize courses séparant ses deux triomphes, il abandonna quinze fois ! La seule exception fut Long Beach 1980... où il finit dernier à neuf tours. Enfin, sur 49 Grands Prix effectivement disputés, il abandonna 37 fois, soit les trois quarts de sa carrière ! Sans compter deux courses où il finit non classé pour ne pas avoir couru la distance minimale réglementaire...
Une carrière courte et pour cause : à Montréal 1980, dix-sept ans avant Olivier Panis, Jabouille se brisa les jambes dans un accident. Une pièce endommagée en essais après un accrochage avec Nelson Piquet avait cédé. S'il tenta de revenir en 1981 avec Ligier après s'être fâché avec Renault – Arnoux recevait fréquemment un boost côté turbo en qualifications – c'était en pure perte, n'étant absolument pas rétabli. « A Monaco je prenais tous les dégagements car je ne pouvais pas freiner correctement. Honnêtement, je ne comprenais pas qu'ils me laissent faire dans l'état où j'étais » avouera t-il en 2009 à F1 Racing.
Au moins connut-il un baroud d'honneur plus digne aux 24 Heures du Mans une décennie plus tard sur la mythique Peugeot 905, finissant deux fois troisième en 1992 et 1993.
Un professeur peut en cacher un autre...
Cependant, peu après avoir (provisoirement) raccroché son casque, il fit parler son expertise technique chez les Bleus puisqu'il devint directeur technique de Ligier après le départ de Gérard Ducarouge. C'est à lui que son grand copain Jacques Laffite dut sa victoire en Autriche. Conscient que les Renault allaient souffrir côté pneumatiques au vu des difficultés connues l'an dernier, il décida de panacher les gommes, avec un mélange plus tendre à l'avant qu'à l'arrière. Malgré les réticences de Pierre Dupasquier de Michelin, Jabouille tint bon et le résultat lui donna raison. Un pari qui n'est pas sans rappeler celui d'Alain Prost deux ans plus tard en ces lieux qui lui valut son surnom du Professeur...
Ce goût pour la mise au point et la mécanique a toujours existé dans l'esprit vivace de Jean-Pierre Jabouille « J'ai toujours aimé les maths au lycée, la géométrie dans l'espace me passionnait. Du coup j'étais comme un poisson dans l'eau dans un bureau d'études […] A l'époque, on se foutait un peu de ma gueule, on m'appelait « Monsieur Gurney » parce que je collais des petites équerres partout...» confia t-il à Pierre Ménard pour Classic Courses en 2014.
Ainsi lors du développement de la future Renault turbo, il passa énormément de temps en soufflerie pour mieux comprendre l'importance des évolutions aérodynamiques. Michelin le consulta également pour s'aiguiller sur le développement des pneus radiaux encore expérimentaux. Les ingénieurs lui faisaient entièrement confiance pour mener à bien les essais du prototype A500, quitte à avaler des couleuvres.
Lors d'un test à Jarama le lendemain du Grand Prix d'Espagne, la monoplace était à la rue, subissant le fameux « temps de réponse » infernal du turbo, cet écart entre la pression sur l'accélérateur et l'arrivée effective de la puissance dans le dos du pilote. Il suggéra d'utiliser le moteur 2 litres utilisé en Endurance pour comparer... et l'A500 gagna trois secondes !
Le temps de réponse n'était pas le seul problème. "On se retrouvait couvert d'huile si on se tenait à moins de cinq mètres tellement le turbo vidangeait mal" se souvenait le chef mécanicien Jean-Claude Guénard auprès du journaliste-pilote José Rosinski (qui testa lui-même la RS01). On déplora aussi une consommation aléatoire, une température des gaz d'admission trop importante... bref tout pour compliquer la tâche de Jabouille.
D'autant que Renault ne s'investit pleinement dans le projet F1 qu'après la victoire aux 24 Heures du Mans 1978 du duo Pironi-Jaussaud, au détriment de l'autre binôme... Depailler/Jabouille ! D'où une lente évolution. Le plus gros progrès vint en 1979 avec la Renault RS10 à effet de sol, suivant l'influence de Lotus, et l'adoption d'un double turbo KKK réduisant le temps de réponse. Et peu de temps après survint Dijon.
Un des plus beaux héritages
D'un moteur qui ne pouvait tout simplement pas démarrer et qu'il fallait chauffer au préalable quelques heures avant l'essai, jusqu'au « lance-flammes » de Dijon 1979, l'évolution fut spectaculaire. Mais il fallut passer par moult essais et pérégrinations pour y parvenir. « On cherchait, on était les précurseurs, personne n'avait fait de moteur turbo de ce genre à part sur les camions » disait Jean-Pierre. « Donc, tout ça était difficile, mais ça me plaisait : j’aime la difficulté et sentir que les choses progressent. C’était un vrai travail d’équipe, et Renault, c’était toute ma vie. Je voulais absolument qu’on y arrive. Et on y est arrivé, on a finalement gagné ».
Il est peu dire que le turbo doit beaucoup à Jean-Pierre Jabouille, au même titre que Renault. Et par association, la Formule 1, puisque le turbo devint la référence incontournable au fil des années 80, au point qu'elles furent souvent rebaptisées les « années turbo » par les connaisseurs.
Et pour tout ça, merci Jean-Pierre.