Pour beaucoup, une belle course va de paire avec un certain nombre de dépassements. Il est vrai qu'un classement sans réel changement d'un bout à l'autre d'un Grand Prix ne sonne pas du tout passionnant.

Pourtant il n'est pas rare qu'une bataille en piste reste captivante à suivre même sans inversion de position. Et parfois, elle gagne même en intensité grâce à leur absence ! Le rush final entre Pierre Gasly et Carlos Sainz à Monza 2020 l'a démontré, et ces neuf autres exemples en témoignent chacun à sa manière.

Ces belles luttes sans dépassement

Imola 2005, Alonso/Schumacher : Révélation d'un futur champion

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Imola a refait parler de lui avec son retour au calendrier suite aux circonstances que l'on sait. Le circuit Enzo et Dino Ferrari fut un rendez-vous populaire grâce à un tracé rapide et technique, à la ferveur des tifosi et à quelques moments forts, notamment dans les années 80 avec ses fins de courses propices aux pannes d'essence. Sauf qu'une fois les modifications post-1994 instaurées, les dépassements devinrent fort compliqués et les processions n'étaient pas rares.

Mais en 2005, cette difficulté à doubler devint un avantage et aboutit à un des Grands Prix de Saint-Marin les plus mémorables. Revenu de la treizième à la deuxième place grâce à une stratégie décalée qu'il savait appliquer mieux que quiconque, Michael Schumacher était alors en passe de dépasser un Fernando Alonso en difficulté.
Son moteur Renault devait être économisé après avoir souffert sous la chaleur de Bahreïn deux semaines plus tôt. Quand bien même l'étroitesse d'Imola était connue de tous, on imaginait bien le champion allemand dépasser le jeune espagnol.

Que nenni. Alonso fit preuve d'une maturité digne du champion du Monde qu'il devint quelques mois après, ne commettant aucun écart et tenant la Ferrari en respect de bout en bout. Il s'épargna même volontairement le dépassement des retardataires pour éviter une attaque à l'improviste de son rival. Treize tours à ce régime qui parurent une éternité mais Alonso tint bon et remporta une de ses plus belles victoires.

Monaco 1992, Senna/Mansell : David contre Goliath

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Plus encore qu'Imola, Monaco est le circuit anti-dépassement par excellence. Tracé dans les rues de la Principauté et bordant la Méditerranée, on ne peut faire plus anachronique que Monaco aujourd'hui face aux exigences modernes de son sport.
Mais comme pour Imola, cette situation peut s'avérer un atout dans les bonnes circonstances, pour le leader et le spectateur. 2019 l'a bien fait comprendre, avec un Lewis Hamilton conservant la tête après avoir maugréé contre sa stratégie pendant les deux tiers de l'épreuve face à un Max Verstappen des plus pressants.

Mais quand on pense à une bataille pour la tête en ces lieux, l'édition 1992 pope immédiatement dans les esprits des passionnés. On peut difficilement mieux illustrer la problématique du dépassement à Monaco qu'avec cette bataille.
Après tout, le chasseur était ici Nigel Mansell, roi de la manœuvre osée quelque soit le virage abordé sur une Williams FW14B qui avait remporté les cinq premières courses sans opposition. Comment pouvait-il ne pas reprendre la tête ? Deux raisons : Monaco et Ayrton Senna, jamais le dernier à défendre sa position par tous les moyens.

Les trois derniers tours sont ainsi entrés dans la légende avec un Mansell remplissant les rétroviseurs du brésilien à chaque coin de rue. Ayrton dut remercier les cieux qu'il n'eut pas à résister plus longtemps tant la pression du Lion était importante.
Et ainsi il remporta sa cinquième victoire en ces lieux, la plus mémorable. Épuisé, Mansell s'écroula après la course. Une scène qui portait souvent à sourire chez ses détracteurs car assez fréquente, mais qui avait ici une explication que Nigel tint secrète toute l'année : il pilotait avec un pied cassé, séquelle de sa sortie à Adélaïde en fin d'année dernière...

Jarama 1981, Villeneuve/Laffite & cie : L'Acrobate sans filet

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On a souvent reproché à Gilles Villeneuve de manquer de la plus élémentaire intelligence de course et avec raison. Le nombre de courses perdues à cause d'un excès de fougue ou d'une pièce usée par le pilotage sans concession du québécois est bien supérieur à son total de victoires. Mais à Jarama en 1981, il sut justement jauger son adresse pour vaincre. Et de quelle manière !

Après que le leader Alan Jones soit sorti de la route au quatorzième tour, Villeneuve récupéra cet avantage. Ce qui constituait déjà une sacrée performance avec une Ferrari 126 CK aux antipodes de l'adhérence sur un circuit comportant quantité de virages traîtres.
La performance gagna son aura légendaire lorsque Villeneuve parvint à rester en tête après avoir résisté à pas moins de quatre pilotes ! Il est vrai que son moteur turbo – le seul avec Renault à ce moment – lui conférait un avantage non négligeable en ligne droite.

Sauf que la tenue de route de sa monoplace était déjà déplorable de base. En tentant de résister à des pilotes bien mieux armés que lui dans les courbes, Villeneuve fit de ses pneus une compote de caoutchouc et empira le problème.
Ajoutez à cela la mécanique fragile de sa Ferrari et la brutalité typique du pilote. Le diagnostic était clair : Villeneuve ne pouvait pas remporter cette course. Mais il le fit. En travers partout mais sans aucune ouverture, sur tous les fronts dans les virages mais laissant son turbo faire le travail en ligne droite, Gilles s'avéra aussi adroit qu'intelligent.

Et ainsi, avec sa dernière victoire naquit un paradoxe saisissant : un des plus grands chasseurs de l'histoire de la F1 atteignit son paroxysme dans le rôle du chassé.

Suzuka 1994, Hill/Schumacher : Course contre la montre

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Les rebondissements de Monza et du Mugello ont abouti à l'interruption de l'épreuve et à la mise en place de nouveaux départs arrêtés. Une incongruité qui étonna le téléspectateur mais la pratique n'est en vérité pas nouvelle. La différence étant qu'à l'époque, le chronométrage repartait à zéro après le drapeau rouge et le classement final s'établissait par l'addition du temps de course de chaque partie.
1994 fut la dernière saison à proposer ce point de règlement, à Imola et Suzuka. Au Japon, c'est l'accident de Martin Brundle qui mit un premier terme à la course après que sa sortie ait légèrement blessé un commissaire en intervention sur un autre crash.

Les enjeux étaient alors importants car Michael Schumacher pouvait s'assurer du titre mondial en cas de victoire face à Damon Hill. Or lors de l'interruption, il comptait 6,8 secondes d'avance sur son rival.
Autrement dit, il fallait que Damon le devance avec un écart supérieur au cours de la deuxième manche pour remporter la course. Benetton donna un coup de pouce involontaire à Hill puisque l'équipe fit rentrer Schumacher deux fois aux stands, n'ayant pas modifié sa stratégie d'origine malgré l'interruption. L'allemand dut donc rattraper un retard plus conséquent qu'envisagé.

Le rush final gagna en intensité tour après tour. Quand bien même les deux hommes n'étaient pas proches en piste, ils le devenaient irrémédiablement au classement cumulé. A l'adresse naturelle de Schumacher dans ces conditions, Hill répondit coup pour coup et puisa dans toutes ses réserves mentales et physiques.

Il avoua bien plus tard dans son autobiographie avoir même « prié » son ex-équipier disparu lors du dernier tour. L'anglais eut alors droit à une expérience extra-sensorielle comparable à celle de Magic à Monaco 1988, lui conférant l'avance nécessaire pour garder la victoire. Son plus bel exploit avec celui, inachevé, de Budapest 1997.

Nürburgring 1998, Häkkinen/Schumacher : Pris à son propre jeu

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En Argentine et en Hongrie, Michael Schumacher avait surpris son monde en remportant la victoire en dépit de stratégies décalées. L'allemand savait mieux que quiconque annuler le désavantage d'un arrêt supplémentaire en multipliant les tours rapides avec un réservoir moins rempli, quelque soit la densité du trafic ou l'état de ses pneumatiques.

Ajoutez à cela la progression de la F300 qui monopolisait la première ligne au Nürburgring et l'expérience de l'allemand en matière de lutte pour le titre mondial, et il était facile de minimiser les chances de Mika Häkkinen. Quand bien même les deux pilotes se trouvaient à égalité de points au championnat, on imaginait sans problème le finlandais craquer sous la pression d'un enjeu encore nouveau pour lui.

Mais sur la grille de départ, son manager Keke Rosberg fut estomaqué par le calme olympien de son poulain. Non seulement il était le plus détendu des membres de l'équipe McLaren, mais il se permettait même de plaisanter. Prenait-il sa situation à la légère ? En vérité, Mika savait qu'il n'avait rien à envier à Schumacher et comptait bien le prouver en s'aventurant sur son terrain de jeu favori.

Une fois l'obstacle Irvine franchi, il se calqua sur le rythme de son rival et attendit son arrêt aux stands. Alors que Schumacher repartait de son premier ravitaillement et devait mettre ses Goodyear en température dans le groupe des retardataires, Hakkinen enchaîna les meilleurs tours en course sur des Bridgestone certes usagés mais encore au point. Quatre boucles sur un rythme effréné, un arrêt réglé avec minutie chez McLaren et Mika repartit devant Michael à quelques dixièmes près.

Schumacher lui mit alors la pression d'enfer dont il était coutumier. A aucun moment le Finlandais Volant ne broncha. Au contraire, c'est Schumacher qui frôla la sortie à un moment et desserra progressivement son étau, sans jamais le lâcher.
La deuxième vague d'arrêts ne changea rien : McLaren sut changer son fusil d'épaule et rappela directement son pilote aux stands lorsque le trafic devint trop important. Hakkinen remporta sa septième victoire de la saison et confirma pour de bon qu'il était digne du titre mondial qui allait lui revenir.

Austin 2018, Räikkönen/Verstappen/Hamilton : Conflit de générations

© Scuderia Ferrari / USA 2018

Le Grand Prix des Etats-Unis 2018 fut voté meilleure course de la saison par bon nombre de fans. Ce millésime ne manquait pourtant pas de moments marquants entre le bazar urbain de Baku, l'averse passagère mais lourde de conséquence d'Hockenheim ou le come-back triomphant de Ricciardo à Shanghai. Mais en tête de liste se trouvait une course où le Top 3 resta figé après le dernier arrêt pneumatique majeur.

Certes, la victoire d'un pilote fort populaire après ce qui reste la plus longue attente entre deux succès n'y était pas étrangère. Mais le suspens était bien trop puissant pour ne pas succomber à ce climax.
D'autant qu'il mettait en scène trois générations différentes : le vétéran aux beaux restes, le jeune talent qui s'affinait et l'actuelle valeur étalon du plateau. Kimi Räikkönen, Max Verstappen et Lewis Hamilton offrirent donc un spectacle enthousiasmant de bout en bout, notamment dans le dernier tiers, celui qui ne comptait aucune permutation pour le podium final.

Il était d'autant plus facile d'envisager une inversion de position avec l'agressivité de Verstappen dans le combat rapproché – il revenait du fond de grille qui plus est – et la stratégie décalée de Hamilton, sur deux arrêts contre un pour ses adversaires. De plus, Hamilton pouvait s'assurer du titre mondial ce jour-là. Mais Kimi offrit à ses nombreux fans une (très probable) dernière douche au champagne sur la plus haute marche devant la Red Bull et la Mercedes.

Yas Marina 2016, Hamilton/Rosberg : Coup de bluff

ABU DHABI 27/11/2016 © FOTO STUDIO COLOMBO PER PIRELLI MEDIA

Si ses derniers triomphes au championnat se sont avérés plus aisés que prévu faute d'opposition solide de bout en bout, Lewis Hamilton était dans la situation inverse au moment d'affronter une troisième (et dernière) fois son ancien ami Nico Rosberg.

Lors de la finale d'Abu Dhabi en 2016, il comptait douze points de retard sur l'allemand. Autrement dit si Lewis l'emportait, Rosberg pouvait assurer une place sur le podium. Vaincre son équipier ne suffisait donc pas. Mais comment s'assurer que Nico finisse hors du podium sans reproduire les tristes scénarios de Suzuka 90 ou Adélaïde 94 ?

Hamilton choisit d'adopter un rythme bien en deçà de ses capacités afin de ralentir Rosberg et en faire une proie plus facile pour ses poursuivants. Or est-ce que Hamilton pouvait maintenir cette stratégie sans s'exposer lui-même à un dépassement ? Comment allait réagir Rosberg ? Est-ce que les Red Bull pouvaient déborder la Mercedes ? Les questionnements étaient multiples et participaient à l'intérêt d'une finale assez atypique.

Lewis parvint à continuer son petit manège en dépit des protestations répétées de l'équipe, qui craignait une réédition des incidents de l'Espagne et de l'Autriche. Mais si Rosberg s'aventura à un dépassement audacieux sur Verstappen dans le premier tiers de course, il ne tenta aucune manœuvre hasardeuse sur son équipier, conscient de sa position. Et ses rivaux, qui devaient soigner leurs pneus, ne pouvaient rester trop longtemps dans son aspiration, sinon quoi, c'étaient eux qui allaient se rendre plus vulnérables.

Résultat : Hamilton remporta la course mais Rosberg resta second et s'assura du titre mondial pour cinq points. Il pouvait se retirer avec une satisfaction non négligeable : avoir battu le meilleur pilote de sa génération à armes égales.

Interlagos 1991, Senna/Patrese : Dans la sueur, la pluie et les larmes

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Après sept éditions successives sans le moindre succès, Ayrton Senna pouvait croire à une malédiction à domicile. Rio lui avait toujours échappé et le retour de la Formule 1 à Interlagos s'était soldé par une troisième place après que Satoru Nakajima lui ait refusé la priorité lors d'une prise de tour de retard. 1991 devait sonner le glas de cette période de disette mais la scoumoune semblait toujours prête à priver Ayrton et les siens d'une communion sur la plus haute marche.

En effet, alors qu'il menait depuis le départ avec une MP4/7 des plus affûtées, Senna commença à rencontrer des difficultés avec sa boîte de vitesses. Certains rapports devinrent de plus en plus réticents, puis s'avérèrent parfaitement inutilisables.
Cela favorisa le retour de Nigel Mansell, avant que le Lion ne parte en travers et pour cause : ses vitesses avaient pris congé dix tours trop tôt. Celles de Senna souhaitaient prendre le même chemin, si bien qu'il dut achever l'épreuve avec la seule sixième vitesse.

Épreuve était le terme approprié car passer en sixième le secteur serré d'Interlagos nécessitait un certain effort physique, surtout avec un V12 Honda manquant de souplesse. Et Ayrton ne pouvait finir en roue libre car Riccardo Patrese était encore en mesure de combler son retard. Mission impossible à priori.

La boîte allait forcément céder ou la Williams passer la McLaren. C'est là que le très pieux Senna pouvait croire en une intervention divine puisque la pluie s'invita à la fête tandis que Patrese rencontra lui aussi des soucis de boîte ! L'italien ne pouvait donc donner sa pleine mesure et Senna conserva trois secondes de répit sur l'arrivée.

En résulta la réaction d'après-course la plus poignante de son temps avec Ayrton hurlant de joie et de douleur à la fois et incapable de boucler son tour d'honneur par ses propres moyens.

Hockenheim 2000, Barrichello/Häkkinen : Marcher sur l'eau

A Interlagos, la pluie tomba trop tardivement pour forcer les pilotes à changer de pneumatiques. A Hockenheim en 2000, l'orage frappa le circuit un peu plus tôt... ou du moins une partie de celui-ci ! La configuration très allongée du tracé perdu dans la forêt germanique permettait ce genre de fantaisie avec un Stadium détrempé et les combinaisons ligne droite/chicanes totalement sèches.

Il n'était donc pas si évident d'arrêter son choix : les pneus secs exposaient les pilotes à une sortie dans la portion humide et les pneus pluie pouvaient se détériorer en deux trois mouvements sur les parties sèches.

Une bonne partie choisit l'option de sécurité, à savoir les pneus pluie. Les deux McLaren, qui contrôlaient l'épreuve, étaient dans ce camp. Après tout leur rival Michael Schumacher fut éliminé d'entrée de jeu après un accrochage avec Giancarlo Fisichella, il n'y avait plus rien à craindre pensait-on.

C'était mal connaître la maestria de Rubens Barrichello. Parti dix-huitième après une qualification désastreuse, le Brésilien avait déjà gommé son retard grâce à une stratégie décalée... et un employé licencié par Mercedes qui manifesta sur le circuit, amenant la Safety Car ! Ça ne s'invente pas...

Un podium était déjà une belle récompense de ses efforts mais l'arrêt de Häkkinen le propulsa en tête. Ross Brawn, le maître stratégique de Ferrari, l'implora de rentrer mais Rubens choisit de rester contre l'avis de son équipe. Il restait encore assez de portions sèches pour maintenir l'écart tandis que Barrichello gardait le cap dans le secteur inondé où plusieurs pilotes partirent à la faute.

Il était facile de se laisser piéger et rien n'était assuré. Mais encouragé par son équipe désormais convaincue et rôdé à l'exercice des pneus secs sur le mouillé depuis ses jeunes années de karting, Barrichello ne fit aucun faux pas. Sa première victoire ne pouvait être plus belle.