Sous le soleil obstiné du Val de Vienne, l’air vibre d’un grondement résolument anachronique : celui des moteurs. Des V8, V10 et V12 qui ne s’excusent pas de brûler du carburant – et encore moins de brûler la politesse au conformisme ambiant. Fidèle témoin de ces noces mécaniques depuis de nombreuses années, j’y reviens encore, toujours avide, jamais repu du spectacle, convaincu que Sport & Collection – « 500 Ferrari contre le cancer » – servira, pour sa trente-et-unième édition, un vertige plus étourdissant que le précédent… jusqu’à ce que le suivant nous rappelle que l’imagination manque toujours de chevaux.

La première chose que l’on remarque, ce ne sont pas les voitures – aussi indécentes soient-elles – mais les visages. Celui, par exemple, de Jean-Pierre Souchaud : je le croise chaque année, je me crois capable d’anticiper son prochain souvenir, je me trompe à chaque fois. Souchaud est une encyclopédie roulante. L’homme vous explique pourquoi, sur une 911 1972, la trappe à huile se niche juste derrière la porte passager – un piège pour les pompistes distraits, bénédiction pour puristes pointilleux. Puis il bifurque, sans reprendre souffle, vers une anecdote, toujours avec le sourire. Encyclopédie vivante ? Mieux : archive palpitante, prête à se dupliquer à qui veut bien écouter. Cet humus humain, cet engrais de souvenirs, c’est le carburant le plus précieux du meeting ; un jour les voix se tairont, alors chaque anecdote captée vaut promesse de germination future.

Il n’est pas seul : les allées pullulent de ces gardiens du temple, porteurs de récits qui crépitent comme les échappements à la décélération. Ils savent que, bientôt, il faudra d’autres voix pour perpétuer l’histoire, alors, ils la racontent encore plus fort, comme on jette une bouteille à la mer du temps.

Au départ, le Rotary Club de Civray aide à allumer l’étincelle des préceptes d'une simple idée, celle de Jean-Pierre Doury, qui  l’entretient depuis trente-et-un ans avec une obstination toute thermodynamique. Aujourd’hui, l’organisation ressemble à une ville éphémère : commissaires de piste, hôtes d’accueil, secouristes, cantinières, logisticien, commissariat général, sécurité : des centaines de petites mains huilées qui savent exactement quoi faire et quand. Que l’on me permette une pointe d’orgueil : en bon Rotarien, je reconnais là un art consommé de servir, en personne de bonnes mœurs, l’étiquette et la poignée de main en moins, la chemise ou le polo "bénévole" en plus.

Chaque année, l’évènement grandit. Plus de 1 000 voitures engagées, des plateaux d’exception, des démonstrations, des baptêmes, des expositions, et surtout… des millions d’euros reversés à la recherche médicale. Voilà ce que l’automobile peut produire quand elle est pilotée par des convictions.

Pour cette 31ᵉ édition, le paddock vire franchement tricolore : pour célébrer le 20ᵉ anniversaire du premier titre Constructeurs de Renault F1, le programme historique aligne pas moins de seize monoplaces à moteur Renault – des RE40 turbo bellowantes jusqu’à la R25 V10 championne du monde – dont deux s’offriront des démonstrations (RE40 et RE60) à rythme libéré sous le regard complice d’Henri Pescarolo et de René Arnoux entre autre, excusé du peu. Le programme est assuré par Francis MERCIER, encore un mécanicien de l'organisation, plein de passion, au cœur solide à toutes épreuves.

Les puristes restent médusés, les néophytes saisissent d’un coup pourquoi on parlait autrefois de « monoplaces ». Non content de cette débauche gauloise, le plateau exhibe la nouvelle Ferrari 499P Modificata : 880 ch délivrés sans l’ombre d’une Balance of Performance, star absolue d’un paddock élargi pour l’occasion. L’événement n’est plus régional, ni même hexagonal : de Maranello à Glasgow on afflue.

Il y a bien eu quelques jérémiades sur un sens unique autour du circuit ; quiconque a négocié les petits matins du Mans sait que le purgatoire routier fait partie du rite. Et quelle rédemption à l’arrivée ! Les nouveaux venus restent médusés ; les vétérans se redécouvrent des pupilles d’enfant. J'observe parfois, je devine certainement : troisième génération déjà, grand-père puis père et puis fils pour certains, soudée dans cette chaîne d’union invisible qui se tend de V12 en V12. Tant qu’un gamin demandera pourquoi le V6 de la RE40 monte plus haut qu’un air d’opéra, Sport & Collection n’aura pas de crépuscule !

Le temps passe. Les générations changent. Les codes aussi. Mais il est des combats qui transcendent les époques. Dans une société pressée de tourner la page du thermique, parfois jusqu’à la caricature, Sport & Collection rappelle, avec panache et sans s’excuser, que la voiture est aussi un héritage, une culture, un art mécanique, et surtout un musée vivant pétaradant, et assez bruyant pour réveiller ceux qui auraient oublié que l’ABS, les freins à disques, l’injection directe ou l’aérodynamique active sont nés sur une piste avant d’atterrir dans le monospace familial. La meilleure preuve ? Ce briefing pilotes, obligatoire avant de se rendre en piste, où l’on conjure les gentlemen drivers de filer doux hors du circuit :

Messieurs, soyez irréprochables sur la route ; l’époque verte nous observe, déjà mal disposée — n’offrons pas le bâton pour nous faire battre.

Ironie délicieuse : même sous le joug de la prudence, la seule menace qui plane reste celle du regard public, jamais celle de la passion qui, elle, refuse obstinément de s’éteindre.

Non, toutes les voitures ne polluent pas l’avenir. Certaines conservent notre mémoire. Elles sont la preuve roulante que l’ingéniosité humaine peut être belle, vibrante, racée. Et surtout, fédératrice.

Voilà pourquoi je reviendrai. Pour l’égrégore qui vous saisit à la gorge dès le premier grondement. Pour l’érudition intarissable d’un Souchaud, d’un Doury, d'un Pescarolo et d’un Arnoux qui reprend vie à la simple odeur de gomme. Pour cette alchimie bizarre où l’orgueil des mécaniques anciennes finance la victoire très contemporaine contre le cancer. Et peut-être surtout pour l’instant exact où, entre deux pulsations de V12, je me rends compte qu’ici – arrogance assumée – le futur se construit dans le rétroviseur. Parce que refuser d’oublier, c’est encore la meilleure manière de continuer à foncer.

La loyauté envers hier n’est pas nostalgie : c’est la force tranquille qui agrandit demain.