La Formule 1 regorge d'anecdotes incroyables mais quand il s'agit d'abandons, parfois les pilotes sont inventifs et trouvent dans la mécanique un fautif de choix. Mais pas ce jour-là, Ayrton Senna maintint sa version : le mur de béton avait bougé.
Il faut dire que nous sommes habitués aux excuses des pilotes pour expliquer leurs contre-performances. "Il y avait trop de vent", "la pression des pneus n'était pas la bonne", "la voiture était trop imprévisible", "ce circuit n'est pas le tracé que je préfère" on les a toutes entendues. Mais ce jour-là, Ayrton Senna expliqua son abandon par "le mur en béton a bougé". Avouez qu'on s'attendait à tout, sauf à ça...
Dallas 1984, le Grand Prix de la honte
La ville de Dallas au Texas alimentée par les Pétrodollars voulait se tailler une réputation d'envergure et pourquoi pas, ne pas organiser un Grand Prix de F1 ? La course fut organisée à la hâte par Don Walker et Larry Waldrop, les promoteurs du Grand Prix qui n'eurent comme alternative de dernier recours, un parking !
Implanté sur le parking de l'Hôtel Fair Park, même Carroll Shelby s'engouffra dans l'aventure hasardeuse pour leur prêter main forte. Un investissement de 10 millions de dollars n'aidera pas à transformer un parking en véritable circuit, les pilotes ne s'y trompèrent pas, la piste était un fiasco total.
Beaucoup s'insurgèrent même que les conditions d'attribution du grade nécessaire pour accueillir un Grand Prix de F1 ne furent pas respectées. Notamment par l'organisation de courses internationales probatoires pour l'homologation, ce que ne fit pas la FISA... Les aléas des discours, des règlements et des enjeux géopolitiques, une constance en F1...
Un circuit urbain et étriqué bien entendu, bordé par des blocs de béton, bosselé par le ciment employé à outrance chez nos amis américains, les virages étaient étroits et en aveugle. La colère des pilotes était justifiée, Alain Prost déclarera qu'il regrettait d'être présent.
En cette année 1984, Ayrton Senna débarque en F1 et prend place derrière le volant de la Toleman-Hart à moteur 4 cylindres Turbo 1,5l et ses 580 ch. Les Toleman peinaient à se qualifier en 1981, manquaient de développement en 1982 et n'étaient pas dans le coup en 1983. Pourtant, ce qu'en fera Ayrton Senna était tout simplement prodigieux, et déjà il bluffait son ingénieur de piste, un certain Pat Symonds.
Rouge, Impair et Manque...
Avec une piste qui partait en lambeaux, cela occasionnait des crevaisons à répétition, les pilotes étaient à bout de nerfs avant même d'avoir pris le départ de la course. Il en fallait plus pour décourager Ayrton Senna qui, cette année 1984, abordait tous les Grands Prix avec la même détermination, celle de démontrer qu'il était meilleur que les autres. Le Grand Prix de Monaco au mois de mai lui avait déjà décuplé ses croyances...
Le brésilien était qualifié en 6e position, devant lui, et derrière, un parterre de pilotes prêts à en découdre. Le poleman du jour était Nigel Mansell avec la Lotus-Renault accompagné par son coéquipier Elio De Angelis. Derek Warwick complétait le trio du losange avec l'écurie usine sur la 3e place de la grille de départ devant René Arnoux à bord de la Ferrari. Niki Lauda devançait donc le brésilien avec sa McLaren-TAG Porsche, Alain Prost sur la seconde McLaren était en embuscade accompagné par Keke Rosberg et sa Williams-Honda.
La course se déroule sous une chaleur de plomb avec 35°C alors que les organisateurs avaient programmé la course à 11h00 pour éviter la canicule du Texas, un 8 juillet c'était peine perdue. Après un bon départ qui le plaça en 4e position, Ayrton Senna est victime d'une touchette avec le muret lui occasionnant une crevaison lente dès le second tour alors qu'il s'attaquait au 3e de l'épreuve. Il partit en tête-à-queue, repartant après le peloton, il rentre aux stands et reprend la course bon dernier.
La même mésaventure arrivera au pilote brésilien au 10e tour, au même endroit. C'est ainsi qu'il entreprit une remontée exceptionnelle alors que devant lui, Dallas s'amusait à la Roulette Russe avec les pilotes, ce Grand Prix est aussi désorganisé qu'imprévisible.
Ayrton Senna sera contraint à l'abandon à cause de son arbre de transmission cassé au tour 47. Quelle en est la raison ? Ayrton Senna le sait, mais ne veut pas y croire ! Et c'est Pat Symondes qui raconte la suite, l'échange avec son pilote était tout à fait étonnant.
"Je te dis que le mur a bougé"
"Ayrton s'était bien qualifié, ensuite ça a été une course difficile et éprouvante pour ne pas dire calamiteuse. Ayrton a commit une erreur, il a fait un tête-à-queue puis à réussi à remonter, il était même sur un rythme assez étonnant et il se dirigeait vers un bon résultat, voire inespéré.
Puis, il a heurté le mur et a endommagé l'arbre de transmission, il a dû abandonner, mais il était tout étonné et affolé de la façon dont ça s'était produit, il est venu me voir et m'a dit 'il est impossible que je heurte le mur, le mur a bougé'."
Pat Symonds trouvait cet échange assez étrange surtout de la part d'Ayrton Senna. "Oui, bien sûr, il a bougé..." a rétorqué ironiquement Pat Symonds. "C'était un très gros bloc de béton, mais il insistait tellement et j'avais confiance en lui que lui ai dis 'OK, allons voir ça...'. Je pensais que c'était des conneries, mais je voulais quand même vérifier. Nous sommes allés à l'endroit où Ayrton Senna a tapé le mur et vous savez quoi ? Le bloc de béton avait bien bougé !!!
C'était de gros blocs de béton, mais un pilote avait frappé le mur quelques tours auparavant et cela laissait le bord d'attaque assez saillant, d'à peine quelques millimètres pourtant. J'aurai dit pas plus de 10 millimètres, mais Ayrton pilotait avec une telle précision que ça a suffit pour se mettre en travers de sa trajectoire."
"Ça m'a littéralement ouvert les yeux, je savais que ce pilote était bon mais après ça j'ai su qu'il était réellement spécial. Il n'était pas seulement bon dans le pilotage, mais dans ses convictions, son analyse et sa conclusion. Il avait dit 'je ne peux pas me tromper le mur a bougé' et il avait raison. Certains autres pilotes auraient conclu à une erreur de pilotage de leur part pour expliquer cette touchette, mais pas Ayrton, il savait ce qui s'était passé en piste."
Dallas, ton univers impitoyable
Ce jour-là, le Grand Prix des États-Unis 1984 fut remporté par Keke Rosberg sur sa Williams-Honda, la première victoire de cette association. René Arnoux est second alors qu'il s'élançait en fond de grille après avoir calé lors du tour de chauffe. Ensuite la dernière marche du podium revient à Elio De Angelis sur sa Lotus-Renault à un tour du vainqueur. Le coéquipier de Keke Rosberg, Jacques Laffite est 4e mais à 2 tours. Piercalo Ghinzani récupère en chanceux une 5e place, car derrière Nigel Mansell dont la boite de vitesses vient de rendre l'âme dans le dernier tour se classe pourtant 6e après que le pilote britannique décida de pousser à la main sa Lotus-Renault avant de s'écrouler à terre sur la ligne d'arrivée. Plus de peur que de mal pour le célèbre moustachu.
Ce jour-là beaucoup avait misé gros pour ce coup marketing pour ce Grand Prix à Dallas, les pilotes eux à l'étroit poussaient les murs... Ayrton Senna était le seul à l'avoir remarqué. Mais tout ce qui se passe à Dallas, reste définitivement à Dallas !