Il y a 50 ans, François Cevert se tuait lors des essais du Grand Prix des États-Unis à Watkins Glen. Retour en cinq dates sur la trajectoire brisée de celui qui aurait pu devenir le premier champion du monde français.
François Cevert, la carrière brisée d'un futur champion français
26 octobre 1966 - Le Volant Shell
En 1966, âgé de 18 ans, le jeune François Cevert vient tout juste de passer son permis de conduire et de remplir ses obligations militaires. Fis d'un joaillier qui le destine à reprendre l'entreprise familiale, François ne rêve que d'automobile et n'a aucun autre projet professionnel que de devenir pilote de course. Depuis 2 ans, il a déjà tâté du sport mécanique sous diverses formes : du karting, des cours de pilotage à Montlhéry et au Mans, et même un peu de moto, ce qui lui a d'ailleurs donné l'occasion de croiser Jean-Pierre Beltoise, le meilleur pilote français du moment sur 2 ou 4 roues, mais encore rien de vraiment sérieux.
Puisque son père, qui voit le sport automobile d'un mauvais œil, lui coupe les vivres, François cumule les petits boulots pour économiser de quoi s'inscrire à Magny-Cours aux stages de pilotage du Volant Shell, qui s'étalent sur plusieurs semaines. Son moniteur, un certain Tico Martini, décèle rapidement le talent du garçon. De 150 stagiaires, le groupe, au fil des sélections, est ramené à 7 apprentis-pilotes, les 7 finalistes du Volant Shell disputé le 26 octobre.
Le Volant Shell, créé quelques années plus tôt à l'initiative du magazine Sport-Auto afin de tenter de relancer un sport automobile français inexistant sur la scène internationale, obéit à une logique hybride. Il s'agit d'être le plus rapide sur une série de plusieurs tours, tout en convainquant un jury de 10 personnes.
Parmi les membres du jury, une vieille connaissance : Jean-Pierre Beltoise. Mais "Bebel" semble moins sensible au talent de François qu'au charme de Jacqueline Cevert, venue accompagnée son frère. Il a par ailleurs une préférence très marquée pour un autre finaliste, Patrick Depailler, ancien motard tout comme lui, et à qui il n'hésite pas à distiller ses conseils.
François Cevert, qui tout au long des stages et des sélections a montré être le plus talentueux pilote de la promo, est très confiant. Du moins jusqu'au matin de la finale, quand il découvre qu'elle se disputera sous la pluie, des conditions dans lesquelles il n'a aucun repère. Pourtant, sur le mouillé comme sur le sec, François est bien le plus rapide. Seul Depailler parvient à approcher ses chronos. Par 9 voix sur 10, Cevert est désigné lauréat du Volant Shell. Beltoise a en effet préféré attribuer sa voix à Depailler, faisant valoir que le Clermontois a pris la piste à un moment où la pluie était plus intense.
François est furieux contre celui qu'il considère comme son idole et qui épousera sa sœur deux ans plus tard. Mais peu importe, le Volant Shell est à lui, ainsi qu'une Alpine pour la saison de F3 à venir. Sa carrière est lancée.
29 juin 1969 - Trophée de France F2
Les suites du Volant Shell n'ont pas été un long fleuve tranquille pour Cevert. La "presque entourloupe" du Volant Shell, quand Beltoise favorisait clairement Depailler, a été suivie d'une vraie entourloupe. L'Alpine F3 promise à Cevert en récompense de sa victoire s'est avérée être un modèle de l'année écoulée, tandis que Depailler a pu lui bénéficier du tout dernier châssis du constructeur. S'en est suivie pour Cevert une saison de galère, faite de pépins mécaniques en tout genre. Heureusement, en 1968, au volant d'une toute nouvelle monoplace italienne, la Tecno, il peut enfin exprimer son talent et remporter le championnat de France de F3.
En 1969, il "grimpe" en F2, toujours chez Tecno, avec qui il a noué des liens privilégiés. En ces temps-là, la F2 n'est pas ce qu'elle est aujourd'hui. On y retrouve les meilleurs jeunes pilotes aspirants à la Formule 1, mais aussi de nombreuses stars de la F1 qui redescendent d'une catégorie pour s'offrir de belles primes ou tout simplement pour le plaisir de la compétition.
Ce 29 juin 1969, à Reims, à l'occasion des "Trophées de France", le plateau est royal. Parmi les 20 concurrents de François Cevert, on retrouve Graham Hill, Jackie Stewart, Jochen Rindt, Pedro Rodriguez, Jean-Pierre Beltoise, Jo Siffert ou encore Jacky Ickx, des pilotes qui ont déjà tous, à des degrés divers, brillé en F1.
Le circuit de Reims-Gueux est atypique. Composée de longues portions de pleine charge qui traversent la campagne champenoise, il fait la part belle au phénomène d'aspiration. S'y ajoute une composante tactique puisque la ligne d'arrivée est tracée à plus de 800 mètres du dernier virage, l'épingle de Thillois. Tout le jeu consiste donc à sortir bien placé de Thillois, mais surtout pas en tête, afin de ne pas offrir l'aspiration à ses concurrents et d'être inévitablement débordé avant la ligne.
Dans le dernier tour de course, ils sont un peloton serré de sept pilotes à se disputer la victoire : Jackie Stewart, Pedro Rodriguez, Piers Courage, Robin Widdows, Nanni Galli, Alan Rollinson et François Cevert. Dans la ligne droite qui mène à Thillois, les jeux tactiques commencent. Là où ils déboulaient à 280 km/h quelques minutes plus tôt, les pilotes roulent désormais au pas. Sur l'étroite route départementale, les voitures ne peuvent rouler qu'à deux de front.
Les Matra de Stewart et Rodriguez occupent la première ligne de cette sorte de grille reconstituée, tandis que Cevert est enfermé en troisième ligne. A l'approche de Thillois, au culot, tandis que le groupe roule toujours à faible allure, le Français décide de déboiter, de passer dans l'herbe, et non sans avoir bousculé Rodriguez, de se positionner sur la première ligne aux côtés de Stewart.
Cevert et Stewart passent Thillois au ralenti et entament de front la dernière ligne droite. Une célèbre photo montre les deux hommes quasiment à l'arrêt, en train de se regarder, chacun attendant de l'autre qu'il lance le sprint, comme sur la piste d'un vélodrome. Réalisant soudain que la ligne d'arrivée n'est plus si loin, Cevert prend l'initiative et enfonce la pédale d'accélérateur, aussitôt imité par Stewart et tout le peloton. Au jeu de l'aspiration, la longueur d'avance prise par Cevert est rapidement effacée mais d'un souffle, il conserve la première place.
Ce succès, bien que sportivement anecdotique compte tenu de la physionomie de la course, et alors qu'il ne s'agit "que" de Formule 2, fait grand bruit en France et obtient un retentissement bien au-delà de la presse spécialisée. Le sport automobile tricolore est en train de sortir de sa torpeur.
21 juin 1970 - Débuts en F1
Malgré une convaincante 3e place au championnat d'Europe de F2 1969, François Cevert ne trouve pas de volant en F1 pour la saison 1970 et se résout à rempiler en F2, tout en guettant les opportunités que son rapprochement avec Matra pourrait lui offrir, en F1 ou en endurance.
Matra a dominé la saison 1969 de Formule 1 avec Jackie Stewart, via une structure appelée "Matra International" qui dissimulait en réalité l'écurie Tyrrell. Fin 1969, Tyrrell et Matra se sont pourtant séparés sur fond de désaccord stratégique quant à l'utilisation du V12 Matra. Les liens entre Tyrrell (qui engage en 1970 des châssis March) et la France ne sont pas rompus pour autant car l'écurie britannique reste largement soutenue par le pétrolier Elf, à qui on doit la présence de Johnny Servoz-Gavin aux cotés de Stewart.
Début 1970, "Servoz" incarne au moins autant que Cevert l'avenir du sport automobile français. Champion de France de F3 en 1966, champion d'Europe de F2 en 1969, il s'était révélé au monde entier en se qualifiant à une sensationnelle deuxième place au GP de Monaco 1968, puis en menant les premiers tours de la course. Quelques mois plus tard, il avait terminé 2e du GP d'Italie.
Hélas, tout juste deux ans après son exploit monégasque, Johnny a perdu le feu sacré. Et dans les rues de la Principauté, relégué à près de 3 secondes de son coéquipier Jackie Stewart, il échoue cette fois à se qualifier. Dans les jours qui suivent, il annonce à un Ken Tyrrell médusé qu'il abandonne le sport automobile.
Cette retraite soudaine de Servoz-Gavin reste un des grands mystères du sport automobile français. Une blessure à l’œil a été évoquée, mais il a également été dit que le Grenoblois au look de dandy, connu pour son approche légère de la course automobile, amateur des divers plaisirs de l'existence, vivait mal la transformation du sport automobile, sa professionnalisation, les enjeux économiques accrus, ainsi que la hausse des performances des monoplaces.
François Guiter, patron de la compétition chez Elf, prend immédiatement l'attache de Ken Tyrrell pour lui proposer les services de François Cevert. Tyrrell est sceptique. Il connaît Cevert de réputation, sa vitesse mais aussi sa tendance au surpilotage. Il s'interroge également sur sa personnalité.
Ce sourire solaire, cette gueule d'ange au regard azur qui attire autour de lui les plus jolies femmes du paddock, cette façon de croquer la vie à pleine dent, tout cela lui rappelle un peu trop Servoz-Gavin. Il ne veut pas engager un pilote au coup de volant au-dessus de la moyenne, mais qui n'a pas le mental qui va avec. Il recherche un vrai champion, capable d'épauler solidement Jackie Stewart.
Avant de prendre sa décision, Ken Tyrrell décide d'aller superviser François en F2 à Crystal Palace. En course, le Français est victime d'un spectaculaire accrochage avec Wilson Fittipaldi. Quand il revient à son stand, Tyrrell a déjà quitté le circuit. Cevert pense avoir laissé passer sa chance.
Mais Ken le convoque quelques jours plus tard au siège de l'écurie pour un véritable entretien d'embauche. Il apprend à connaître François et découvre un homme bien moins superficiel et immature qu'il l'imaginait, animé d'une froide détermination à atteindre les sommets. Une poignée de main plus tard, François Cevert devient officiellement pilote de Formule 1. Il effectue ses grands débuts chez Tyrrell le 21 juin 1970 à l'occasion du GP des Pays-Bas à Zandvoort.
4 octobre 1971 - Watkins Glen
Cela fait plus de 13 ans, depuis la victoire de Maurice Trintignant à Monaco en 1958, que la France attend qu'un des siens monte sur la plus haute marche d'un podium de grand prix. Depuis plusieurs années, Jean-Pierre Beltoise est le porte-étendard du sport automobile français mais malgré son immense popularité, personne ne se fait d'illusion : avec son bras handicapé, "Bebel" ne pourra jamais rivaliser avec les tous meilleurs.
En 1971, tous les regards se tournent vers François Cevert. Équipier de Jackie Stewart chez Tyrrell, la meilleure écurie du moment, il est le mieux placer pour faire retentir la Marseillaise.
A son arrivée en F1, le fils de joailler n'était qu'un diamant brut, au potentiel certain, mais encore très brouillon au volant, que Ken Tyrrell et Jackie Stewart ont façonné à leur image, pour en faire un pilote toujours aussi rapide, mais avec un style plus académique. Un pilote capable également de résoudre les problèmes en amont en apportant un soin particulier à la mise au point de sa monoplace.
Après une bonne année d'apprentissage, Cevert commence à trouver le rythme. Sans être régulièrement au niveau de Stewart, il parvient ponctuellement à rivaliser avec lui, voire à le suppléer quand l’Écossais n'est pas dans un grand jour. Au GP d'Autriche 1971, il occupe une solide 2e place derrière Jo Siffert quand, à une douzaine de tours de l'arrivée, il est trahi par la mécanique.
De quoi longtemps gamberger sachant que Siffert terminera la course au ralenti suite à une crevaison lente. Au GP suivant, à Monza, il finit 3e à seulement 9 centièmes du vainqueur Peter Gethin au terme d'une arrivée historique faisant penser à la course de F2 à Reims deux ans plus tôt. Sauf que cette fois, au jeu de l'aspiration, François a trouvé plus rusé que lui.
La délivrance arrive enfin à Watkins Glen en fin de saison. Qualifié à une décevante 5e place, Cevert ne s'inquiète pas car il sait qu'il a sacrifié sa propre qualif pour jouer les poissons-pilotes au bénéfice de Peter Revson, le 3e pilote de l'écurie. D'une certaine façon, il prend comme une marque de confiance le fait que Ken Tyrrell lui ait confié cette tâche ingrate. Il y a encore peu, c'est lui qui avait parfois besoin d'un coup de pouce de Stewart pour assurer une bonne position sur la grille. Et puis surtout, Cevert estime avoir déniché un excellent réglage pour déjouer les problèmes de sous-virage qui affectent les Tyrrell depuis le début du week-end.
Le Français réalise un excellent départ qui lui permet de prendre le meilleur sur Stewart et de se retrouver en deuxième position, derrière Denny Hulme. Une première attaque manquée du Français sur Hulme permet à Stewart de gagner deux places d'un coup et de prendre le leadership. Cevert n'abdique pas et sa deuxième offensive sur le Néo-Zélandais est la bonne. Deuxième derrière Stewart ?
Une position habituelle pour le Français. Ce qui l'est moins, c'est la facilité avec laquelle il tient le rythme de son chef de file. L’Écossais n'a pas souhaité adopter le même set-up que son jeune équipier et il commence à s'en mordre les doigts. Victime d'un sous-virage persistant, il est en train de détruire ses gommes. Une fois n'est pas coutume, c'est l'élève qui donne la leçon au maître. Stewart ne s'y trompe pas et sentant qu'il ralentit son coéquipier, lui ouvre la porte au 13e tour. Malgré la pression de Jacky Ickx sur Ferrari, revenu très fort dans ses roues avant d'abandonner à une dizaine de tours de l'arrivée, Cevert ne lâchera plus jamais le commandement et remporte son premier succès en Formule 1. Le premier d'une longue série pense-t-on alors.
6 octobre 1973 - Watkins Glen
François Cevert est un homme épanoui. De retour sur les lieux de sa première et unique victoire en Formule 1, le Français est conscient qu'il a changé de statut. Finies les histoires de maître et d'élève, cela fait désormais quelques mois que les observateurs estiment que Cevert n'a plus grand chose à envier à Stewart, fraichement sacré champion du monde pour la troisième fois.
L’Écossais lui-même est parfaitement conscient du phénomène. A Zandvoort, quelques semaines plus tôt, les Tyrrell ont signé un doublé dans l'ordre Stewart-Cevert. A l'arrivée, Stewart a confié à son patron : "Tu sais, François me suivait sans problème et aurait sans doute pu aller plus vite". A 34 ans, le meilleur pilote du monde ne veut pas faire la saison de trop, et a décidé de se retirer au sommet. Seules deux personnes au monde savent que ce GP des Etats-Unis sera le 100e et dernier de sa carrière : Ken Tyrrell et Walter Hayes, le vice-président de Ford Europe.
François Cevert n'est pas dans la confidence. Ce n'est pas faute pour lui d'avoir harcelé Jackie sur le sujet lors d'une semaine de vacances passée aux Bahamas entre les GP du Canada et des Etats-Unis. Pour autant, le Français n'est pas naïf et a deviné la décision de son ami et mentor. La facilité avec laquelle il a obtenu, juste avant d'arriver à Watkins Glen, une très généreuse revalorisation de son contrat avec Tyrrell est un indice évident : en 1974, Stewart ne sera plus là et il deviendra le nouveau leader de l'écurie. Déjà, il se projette dans l'avenir et imagine la future lutte pour le titre mondial : 'l'an prochain, ce sera une histoire entre Ronnie Peterson et moi" confie-t-il à un journaliste français au cours du week-end.
En attendant, il reste un dernier grand prix à disputer. Le titre mondial acquis pour Stewart, Cevert aura les coudées franches pour glaner une nouvelle victoire sur ce tracé qu'il affectionne. Gonflé à bloc, il aimerait aussi aller chercher la première pole d'un Français en F1. Peu avant la fin de la séance d'essais du samedi matin, avant de repartir à l'assaut du chrono, Cevert prend à témoin son chef mécano Jo Ramirez : "Hé, t'as remarqué ? Tyrrell n°6, châssis 006, moteur 66, on est le 6 octobre ! C'est mon jour, tu vas voir ce que je vais leur mettre !"
Cevert baisse sa visière, fait rugir son V8 Ford et prend la piste. Une dernière fois.
Merci à McLovin pour la rédaction de cet article, vous pouvez le suivre sur X (ex-Twitter) ici !