Alors qu'il venait de remporter le Grand Prix d'Allemagne et de s'assurer ainsi une très solide avance en championnat, Jochen Rindt n'avait que le titre mondial comme objectif. Il l'atteindra mais au prix de sa vie.

Jochen Rindt : "Ma vie n'a qu'un but pour le moment, être champion du monde... Le jour que j'espère le plus est celui où j'aurai marqué assez de points pour ne plus pouvoir être rattrapé."

Jochen Rindt, le Champion à titre posthume

Jochen Rindt ne se doutait pas que l'objectif était déjà atteint au moment de se présenter pour ce Grand Prix d'Italie 1970. Surtout, il ne se doutait pas non plus que le destin, s'il préserverait son titre, sa suprême ambition, un rêve poursuivi depuis dix ans, lui refuserait la satisfaction de le savourer. Le samedi 5 septembre 1970, en effet, aux essais du Grand Prix d'Italie à Monza, le pilote Lotus allait perdre le contrôle de sa monoplace au freinage de la courbe de la Parabolica et en même temps, la vie !

Bien que quatre courses restaient à disputer, aucun de ses rivaux n'allait pourvoir égaler le total de points que Jochen Rindt avait acquis avant sa mort. Et c'est lui qui allait être couronné, à titre posthumes, hélas !

Jochen Rindt casqué dans sa Lotus à Monza

© DR

La carrière de ce pilote pétri de classe, en qui beaucoup voyaient depuis longtemps en lui, un champion du monde en puissance, se terminait ainsi de la manière la plus dramatique qui se puisse imaginer : l'apothéose, mais la tragédie, au même moment.

Jochen Rindt connaît la gloire en voiture de sport en 1965, d'abord par une première participation aux 1 000 km du Nürburgring avec une troisième place, puis une victoire d'anthologie aux 24 Heures du Mans alors que la course semblait perdue... mais l'Autrichien allait produire un relais nocturne fantastique pour le compte du NART (North American Racing Team) qui alignait des Ferrari 250.

Alors que sa carrière débutait timidement en Formule 1 chez Cooper, il sera l'auteur de coups d'éclats comme à Spa en 1966 terminant deuxième, mais ayant mené une course détrempée et ayant dû céder le commandement face à Surtees alors qu'il subissait une casse de son différentiel.

La suite de l'aventure chez Cooper ne sera pas aussi couronnée de succès, il fera mieux en F2 en 1967 en étant sacré en Grande-Bretagne. Après avoir rejoint l'écurie Brabham en 1968, la saison sera chaotique avec une série d'abandons et seulement deux arrivées, les deux en troisième position. Il signe chez Lotus dès 1969, où il entretiendra des relations conflictuelles avec Colin Chapman.

C'était lui que Chapman avait choisi pour en faire le successeur de Clark, alors que ses échecs en F1 étaient d'une désespérante régularité, faisaient douter qu'il gagnerait un jour un Grand Prix. Ce jour arrivera à Watkins Glen, juste moins d'un an avant l'accident fatal. Il fut le signal d'un changement total dans la destinée sportive de Rindt, avec la création pour la nouvelle saison de la Lotus 72.

La réussite, qui l'avait toujours si obstinément fui en F1, allait se mettre à lui sourire, presque avec insolence. Et, disposant d'une voiture qui allait s'acérer la meilleure dès qu'elle fut au point, Jochen soudain mûri, au talent épanoui, allait devenir un autre pilote : aussi concentré, aussi lucide, aussi sobre que Jackie Stewart lui-même. D'ailleurs, peut-être faut-il voir également dans cette transfiguration l'influence de l'Ecossais, son ami intime et voisin des rives du lac Léman, où tous deux s'étaient installés.

Quoi qu'il en soit, Rindt, au volant de la Lotus 72, avait gommé de son style tout ce qui était superflu. Il avait décidé de conserver son influx nerveux pour les Grands Prix, ce qui se traduisait d'ailleurs par une baisse évidente de rendement en F2 : il voulait troquer le titre de "Roi de la F2" contre celui de champion du monde de la F1 et il avait compris que pour y parvenir, il devait s'y consacrer exclusivement.

Du coup, il s'était hissé au niveau d'un Clark, d'un Stewart, d'un Brabham. La preuve ? C'est la "série de victoires"... seuls Jim, Jackie et Jack ont pu aligner une série de victoires dans un championnat comme le fit Jochen en 1970. Phil Hill, Graham Hill, John Surtees, Denny Hulme, tous ceux qui ont porté le titre depuis 1959, ne l'ont certes pas volé.

Mais aucun d'entre eux n'a manifesté cette supériorité presque écrasante qu'exercèrent Clark en 1963 (7 victoires sur 10 Grands Prix disputés, dont 4 consécutives), et 1965 (6 sur 10, dont 5 consécutives) ou Brabham en 1966 (4 sur 8, consécutives) et Stewart en 1969 (6 sur 11, dont 3 consécutives).

En remportant 5 Grands Prix sur les 9 auxquels il participe en 1970, dont 4 consécutifs, Jochen Rindt s'est installé dans la galerie des super-champions. A cet égard, peu importe qu'il n'ait inscrit que 6 succès en F1 à son palmarès. La manière dont il les a obtenus indique à l'évidence qu'il y a sa place.

Mais voilà, celui qui alla devenir Champion du Monde 1970, a trouvé la mort, comment ? Denny Hulme qui le suivait, se souvient : "il était juste devant moi à la fin de la ligne droite. Il a freiné pour la Parabolique, j'ai vu sa Lotus osciller, j'ai pensé : tiens, Jochen l'acrobate doit être en train de faire son temps... Mais la voiture a brusquement piqué vers la gauche, elle est sortie de la piste, elle a heurté le rail. Elle a disparu dans un nuage de poussière, j'ai vu des morceaux de carrosserie voler partout, et puis je suis passé."

François Cevert raconte à son tour ce qu'il a vécu : "j'ai vu l'accident de loin. Lorsque je suis arrivé à l'entrée de la Parabolica, j'ai vu la Lotus arrêtée, mais pas Jochen, j'ai pensé que ce n'était surement pas grave." Quelques minutes plus tard dans les stands, la nouvelle de l'accident se répand, mais on ignore la gravité. Soudain, Jackie Stewart se précipite vers Betty Hill et tous deux vers Nina (l'épouse de Jochen).

Ils disparaissent avec Colin Chapman dont le visage s'est contracté au point de devenir presque méconnaissable. Personne ne prend plus la piste, une sorte d'hébétude s'abat sur le circuit surchauffé. Personne ne veut y croire, mais tout le monde a compris...

Jochen Rindt en discussion avec Colin Chapman au Grand Prix d'Italie 1970

© DR / Jochen Rindt - Colin Chapman - Italy 1970

Une heure plus tard, Stewart, blême, monte comme un automate dans la March bleue... lorsqu'il a enlevé ses lunettes de soleil pour mettre son casque, ses yeux gonflés, vidés de regard, sont apparus un instant.

C'est un homme seul comme il s'est cuirassé dans son rôle de champion du monde pour résister à l'envie de foutre le camp. Morne, apparemment indifférent, il s'absorbe dans un cérémonial habituel qui consiste à aider le mécanicien qui boucle ses ceintures autour de son corps. A enclencher les pompes, à appuyer sur le démarreur, et vérifier dès que rugit le moteur les indications des instruments de bord. Il embraye et disparaît, il ne reviendra qu'après avoir signé le second meilleur temps intercalé entre les deux Ferrari dominatrices de Ickx et Regazzoni.

C'est ainsi, il n'y a rien de moins grandiloquent, ni de plus profondément ressenti que la mort d'un pilote de course. Au moins, parmi ses pairs. Des liens étranges mais forts unissent ces rivaux. Dans leurs rapports, la jalousie, la mesquinerie n'ont pas de part. Et Jacky Icks a conclu, alors qu'après le Grand Prix du Canada, il restait le seul à pourvoir surpasser le total de 45 points marqués par Rindt : "même si j'y parvenais, je persisterais à considérer que Jochen est le Champion du Monde 1970."

Jochen Rindt, le pilote autrichien, fut le seul (et on espère le dernier) Champion du Monde à titre posthume dans une ère de la F1 où Jackie Stewart répétait souvent que sur une période de 5 ans, vous aviez une chance sur trois de réchapper de la mort en course...

Portrait de Jochen Rindt

© DR - Jochen Rindt - Grand Prix d'Italie 1970

Source : Formule 1 moderne / Récit de José Rosinski - Champion n°58 - 1970