Willem Toet est un de ces cerveaux dont le monde de la Formule 1 est plein. Avec un diplôme de sciences en poche et une passion pour la mécanique, il s'oriente naturellement vers le sport auto, d'abord en Australie puis vers l'Europe. Mécanicien puis aérodynamicien puis finalement à la tête du département aéro de Benetton entre 1992 et 1995, il remporte avec l'équipe les deux titres de champion du Monde en 1994 et 1995. Ce sera ensuite Ferrari pour 4 ans, BAR Honda pendant 6 années et enfin BMW Sauber et Sauber jusqu'en 2015. Un homme rempli d'expériences, de connaissances et d'esprit que nous souhaitons vous présenter un peu mieux au fil de cette interview réalisée le 15 juin dernier.
Vous êtes aérodynamicien, vous avez travaillé avec plusieurs équipes de Formule 1: Benetton, Ferrari, BAR Honda et plus récemment Sauber. Quelle est l'expérience la plus mémorable de votre carrière et pour quelle raison?
J'en ai des centaines ! Peut être l'appel téléphonique et l'entretien qui a suivi pour mon travail chez Ferrari. Après avoir remporté le championnat du Monde en tant que chef aérodynamicien avec Benetton en 1994, j'ai eu un appel de Jean Todt qui m'a pris un peu par surprise. J'ai pris l'avion jusqu'à Paris, une partie très chic de Paris, c'était un moment spécial, tout comme parler avec Jean Todt à propos d'une offre d'emploi de leur part [ndlr : Ferrari]. A la fin de l'échange concernant le salaire, Jean Todt m'a dit « vous n'êtes pas très bon à ça », je pensais que j'avais négocié très durement.
Plus récemment, trouver des talents, des jeunes ayant des capacités et les aider à faire grandir ces capacités pour qu'ils soient potentiellement meilleurs que moi. Car avec l'éducation d'aujourd'hui et un esprit plus jeune vous pouvez faire plus et plus encore. Dans ma vie, j'ai été capable d'aider un certain nombre de personne à devenir, par exemple, directeur technique.
Qui?
(rires) Je ne donnerais pas de nom.
Je suppose que c'était très différent de travailler chez Ferrari comparé à Sauber par exemple. Pouvez-vous nous expliquer quelles sont les plus grandes différences entre les différentes équipes pour lesquelles vous avez travaillé?
Une petite différence. Je me rappelle en arrivant chez Ferrari et en faisant mon budget, ce que vous faites lorsque vous êtes à un haut responsable technique dans l'organigramme, ça fait parti du travail comme de gérer les personnes, gérer les ressources. Je me rappelle j'augmentais comme d'habitude de 10 ou 15% mon budget par rapport à ce que nous avions besoin pour faire notre travail. Vous mettez quelques moutons à sacrifier dans la liste et comme ça vous pouvez toujours les utiliser quand il faut supprimer quelque chose car vous savez qu'il y a toujours le comptable derrière qui dira « c'est beaucoup trop d'argent ! ». Chez Ferrari, ils prenaient le budget présenté par chacun et le divisaient par trois. J'ai réalisé que chez Ferrari il faut avoir une philosophie différente. Donc j'ai du m'entretenir rapidement avec les grands chefs, le directeur technique et les personnes de la finances pour leur expliquer que « je suis anglais, je ne n'ai pas l'habitude de ça, c'est ridicule de diviser par trois ». J'ai donc du faire quelques négociations.
Ma femme et moi, nous avons toujours eu cette philosophie de ne pas laisser la famille derrière soi. Je n'ai pas d'enfant avec mon épouse, j'ai un fils qui vit en Australie. Ma femme et moi-même nous déménageons toujours ensemble. Donc elle doit démissionner et trouver un nouveau travail à chaque fois. Et Ferrari a été probablement son expérience la plus difficile mais la plus amusante qu'elle a eut. C'était la première fois que l'on travaillait ensemble. J'ai grandi en Australie. Ferrari était ma première expérience professionnelle dans un pays non-anglophone. Nous avons réalisé très rapidement que nous devions apprendre plus, non seulement la langue, mais aussi la culture. Par exemple le mot domani pour un anglais signifie demain mais pour un italien c'est plus vague que simplement demain.
Mon épouse a eu une expérience à son travail. Elle travaillait pour Ferrari où essentiellement elle gérait les pièces détachées pour le reste du monde. Ses collègues italiens géraient pour l'Italie et elle pour le reste du monde car elle parle anglais mais aussi italien, français et espagnol. Donc elle gérait des pièces détachées pour des voitures de route, elle donna son accord à un importateur, je crois d'Australie, que la pièce serait expédié demain. Le lendemain elle se rend à la ligne de production pour récupérer la pièce et la personne à qui elle parla lui dit « non non pas demain, domani ». C'était une grande leçon de vie à propos de culture, de différences et de comment communiquer.
Je me rappelle travailler avec John Barnard, qui est un grand directeur technique, une personne vraiment compétente. Il était un de mes premiers supérieurs chez Ferrari. Il m'a simplement dit « ne fais pas confiance aux italiens, ils ne disent pas la vérité ». Je pense, la vraie raison derrière cette pensée était qu'il ne comprenait pas ce que les italiens disaient. Il a essayé d'apprendre l'italien mais c'était trop difficile pour lui. Il leur a donc demandé de s'exprimer en anglais. Ils ont parlés en anglais, en faisant du mieux qu'ils pouvaient pour essayer de traduire en anglais ce qu'ils voulaient communiquer. John a pris leur propos littéralement. Par exemple, avec le terme domani, ça n'a pas la même signification en italien qu'en anglais. Donc il faut apprendre ces petites choses du langage. C'était vraiment une grande expérience.
En Suisse, cela prend un peu plus de temps pour se faire de bons amis. En Italie, les gens sont amicaux très rapidement mais ça prend un peu temps de se faire de très bons amis. Mais en Suisse, ça prend plus de temps. Au final, cela nous a aidé d'avoir vécu en Italie, ça nous a permit de vivre partout ailleurs.
Aussi, la culture à l'intérieure même de Ferrari, il y a plus de cliques. Il y en a quelques unes en Suisse en raison des différentes cultures présentes. Chez Ferrari vous avez ce que nous appelons en plaisanterie la mafia française, la mafia anglaise... Chez Sauber vous aviez des suisses, qui sont majoritaires, mais aussi un grand groupe d'allemands, un grand groupe d'italiens et un groupe d'anglais. Et parfois, vous faites des erreurs, par exemple un anglais est plus enclin à employer un autre anglais. Et pour moi c'est une terrible erreur. Une chose que j'ai appris chez Ferrari c'est d'employer les locaux. Ils sont plus enclins à rester loyaux à l'entreprise car ils sont du coin, leurs familles sont à coté. Tout le monde peut avoir des difficultés avec les personnes étrangères mais c'est normal, il y a une raison si les langues sont différentes. Donc il faut apprendre tout cela, c'est important.
Il y a donc plus de différences culturelles que de différences professionnelles?
Je pense, oui. Et aussi longtemps que vous les apprenez, aussi longtemps que vous les comprenez alors c'est facile de réaliser si un italien, par exemple, s'exprime avec une double négative, en italien c'est donc négatif mais en anglais c'est du positif. Apprendre le langage est donc vraiment important.
Vous gardez un œil sur le prochain règlement technique prévu pour la saison 2017, qu'en pensez-vous?
Premièrement, en tant que concept, je pense que c'est un bon concept. Ma préoccupation est que cela rend difficile pour ceux qui rédigent les règles de faire en sorte que le DRS sera assez efficace.
Leur but est de rendre les monoplaces plus belles. Honnêtement elles le seront. Leur but est de donner aux monoplaces un peu plus d'appuis. Ça le sera. Mais une peur des pilotes et, je dirais qu'il y a des raisons d'avoir cette crainte, et cela peut être amélioré avec un changement dans le règlement, mais à moins d'avoir un plus grand effet que ce que l'on a actuellement lorsque l'on ouvre le DRS, il est probable que suivre une autre monoplace entraînera une plus grande perte d'appuis et donc plus de difficultés pour la suivre.
Donc, j'apprécie le concept mais il y a des inconvénients qui induisent de nouvelles règles. L'un de ces inconvénients est que ces règles redonnent l'avantage directement aux grandes équipes. Elles ont les ressources pour rapidement regarder la nouvelle réglementation, comprendre comment les optimiser et produire une très bonne monoplace. Les plus petites équipes, comme Sauber que j'apprécie toujours en tant qu'équipe, ont des capacités de recherche très limitées et ont donc besoin de plus de temps pour comprendre comment les nouvelles règles fonctionnent. Ça n'est pas que leurs personnel est moins compétent de quelque manière que ce soit, c'est juste qu'au lieu d'avoir plus de 150 personnes travaillant sur le nouvelle monoplace, ces équipes travaillent avec, disons en recherche et développement pour la nouvelle monoplace, Sauber avait moins de 40 personnes en recherche et développement. Ça prend donc plus de temps. Cela signifie que je m'attends à ce que les temps au tour entre les grandes et les petites équipes augmentent avec l'arrivée de ces nouvelles règles. Avec la stabilisation de ces règles, les temps au tour vont diminuer. Mais je pense que les monoplaces seront plus jolies.
Pensez-vous que changer les règles si souvent est une bonne chose pour la F1?
Honnêtement non. Je pense qu'il serait mieux de changer les règles plus doucement, moins souvent. Mais la F1 a un problème. La course n'est pas aussi bien qu'elle devrait l'être en partie en raison du son, de l'aspect des monoplaces ou de l'attitude des pilotes. Il y a de nombreux facteurs à cela.
Je pense que les F1 auront l'air plus agressif, qu'elles seront plus rapides. A condition que ceux qui décident des règles peuvent modifier quelques petites choses pour permettre de dépasser. Comme ça vous pourrez suivre une monoplace suffisamment près pour dépasser. Il ne s'agit pas de permettre à une monoplace plus lente de dépasser une plus rapide, mais à une plus rapide de dépasser une plus lente. Donc il y a des avantages dans ces nouvelles règles. J'aime l'idée générale mais pour les petites équipes cela pourrait être un désastre.
Justement, que pensez-vous de la situation de Sauber ou plus généralement de la situation financière des petites équipes de F1?
C'est très très difficile. Il est évident que les problèmes sont devenus vraiment très sérieux en 2014 avec l'énorme augmentation du prix des unités de puissance. Cela aurait vraiment dû être encadré par les décideurs. Les changements pour 2017 vont rendre les choses encore plus difficiles. Par exemple en 2014, Williams en réalisant les changements significatifs du nouveau règlement, a pris un risque et a investi. L'investissement à payé, et ils obtiennent maintenant plus d'argent de la F1 et ont en résultat, grimpé dans le classement. Mais ça a été difficile. Ils ont d'autres affaires, autre que la F1, comme Sauber le fait, afin de gagner de l'argent qui sera ensuite investi dans l'équipe de F1.
La F1 même pour Williams, selon moi, n'est pas une activité autosuffisante. Les différents projets annexes qu'ils font autorisent Williams, en tant que groupe, à pouvoir se permettre de faire aussi de la F1. C'est quelque chose qui doit être abordée d'une manière ou d'une autre, je ne sais pas comment. Car les grandes et riches équipes sont fortement contre, par exemple, avoir un budget capé. Car elles savent qu'elles ont besoin de dépenser énormément pour concurrencer des équipes spécialistes de la F1. Ces équipes ont depuis très longtemps du matériel, des ressources et du personnel. Et un nouveau constructeur qui arrive doit dépenser beaucoup pour être capable de comprendre comment faire une F1 rapide et pour être capable d'être au niveau de ces équipes professionnelles.
Est-ce que la créativité peut combler le manque de moyens financiers?
Parfois ça peut combler assez bien. Un exemple serait Brawn en 2009. J'ai publié un article sur le double diffuseur. L'idée du double diffuseur provient de Honda. Donc, imaginons ce que Honda a pu ressentir à la fin de 2009, Brawn remportant le championnat du monde avec, soyons honnête, le plus important qui était le double diffuseur. L'idée venait d'un employé de Honda au Japon, Brawn l'a récupéré, a gagné le championnat du monde, et Brawn et quelques personnes clés de l'équipe ont gagné beaucoup d'argent. Et une année après, l'équipe est retombée dans le classement car, une fois de plus, tout reposait sur le double diffuseur, avoir le meilleur double diffuseur dès le début de la saison. C'était un cadeau de Honda. A cette époque Honda, qui est devenue Brawn GP ensuite, était une grande équipe mais infructueuse. Mais à l'optique de 2009, l'équipe diminuait en taille car ils avaient des difficultés rien qu'à payer les salaires. Ils encourageaient le personnel à partir. C'est un exemple.
Si on regarde les performances de Sauber en 2010 et 2011 c'était assez stable, autour de 40 points la saison. Puis en 2012, en se concentrant sur une seule bonne idée, Sauber a fait un grand pas en terme de nombre de points, pas forcément sur le classement dans le championnat. Malheureusement, l'équipe n'a pas pu, financièrement, se servir de ces points pour obtenir plus de partenaires et être capable de rester sur cette lancée. Mais ça a été réalisé avec une petite équipe. Sauber a pris un risque, simplement nous avions cette idée à propos d'un échappement avec un effet coanda. Red Bull a commencé 2012 avec un très bon et très fonctionnel système d'effet coanda sur leur échappements. Les grandes équipes peuvent se permettre de diviser leur ressources, c'est ce que Ferrari a fait, ce que Red Bull a fait aussi. Vous avez cette idée mais vous êtes inquiets. Par exemple, est-ce que les échappements pointant vers les roues arrières ne vont pas brûler les pneus ? Est-ce que les pneus ne vont exploser quand on est à l'arrêt sur la grille, le moteur en haut régime en attendant le départ en cas de report ? Nous étions inquiets à propos de beaucoup de choses. Mais j'ai demandé à mon équipe chez Sauber « quelle sera selon vous, en tant qu'aérodynamicien, la meilleure voie à suivre ? ». Tous m'ont dit « le coanda est la meilleure solution », deux m'ont dit « oui, mais nous devrions réfléchir sur les deux, si jamais ça ne fonctionne pas ».
L'effet coanda est l'interaction entre un fluide en mouvement et une surface convexe près de laquelle circule ce fluide. En aérodynamique et plus particulièrement en Formule 1, puisque c'est ce qui nous intéresse, cela signifie que la face "extérieure", celle qui est de forme bombée, de tous les éléments tels que les barge board (dérives latérales des pontons), les turning vanes (ailettes sous les pieds des pilotes), ou les multiples dérives qui rendent si complexes les ailerons avant, ont une influence directe sur les flux d'air qui lèchent la carrosserie des monoplaces. Pour simplifier, quand on déplace latéralement une cuillère dans un café, le face intérieure et la face extérieure de cette cuillère ont une action sur le café.
Cet effet coanda est apparu aux yeux des spectateurs de la F1 avec la précédente génération de F1 quand les échappements des V8 atmosphériques ont été localisés sur la face supérieure des pontons. La forme bombée des pontons à proximité des sorties des échappements, modifiait la direction des flux des gaz d'échappement en les renvoyant vers le fond plat, pour permettre une meilleure alimentation en air de l'aileron arrière
Je savais qu'en tant que petite équipe, si on réduit ses ressources de moitié pour travailler sur deux concepts très intéressant alors nécessairement chaque concept va augmenter votre performance mais uniquement de la moitié de ce qu'il pourrait faire si vous consacrez toutes vos ressources sur un seul projet. Donc nous avons pris un risque, mis tout le monde sur un seul concept et avons obtenu une bonne monoplace. Beaucoup de pilotes et de grandes équipes disaient « j'aimerais avoir cette monoplace ». Vous pouvez toujours faire la différence mais ça devient de plus en plus difficile.
En tant que manager d'un département, je ne peux pas aller voir mon responsable et dire « mon équipe a une brillante idée qui va nous faire remporter le championnat ».
J'ai toujours été quelqu'un d'ouvert et communicatif. J'accepte les idées venant du public et y répond. J'explique pourquoi une idée ne fonctionnerait pas. Par exemple l'effet « balle de golf » qui est simplement une manière de réduire la traînée, cet effet ne fonctionnerait pas sur une voiture de course. De même, des idées comme le « sharkskin » ou les « riblets » etc , qui fonctionnent dans leur propre environnement mais qui ne seront pas testées en F1. Donc, être capable de prédire que vous avez une idée innovante c'est réellement difficile.
Et c'est assez difficile aussi de prédire quelle idée théoriquement réglementaire la FIA va accepter et laquelle elle va refuser. Un exemple dans mon article, où la FIA accepte l'idée du double diffuseur mais après avoir accepté puis refusé une idée que nous avions eut chez Sauber. Vous ne savez vraiment pas quelles idées la FIA va autoriser. C'est donc difficile de prédire quoi que ce soit concernant les innovations. En tant que manager, vous devez travailler sur la courbe de développement et trouver des moyens de l'améliorer. En tant que manager vous ne pouvez pas inventer vous même des idées. Vous pouvez essayer. Il existe anecdote connue concernant les pontons latéraux de Nick Fry chez BAR Honda. Il était tellement déçu des performances de la monoplace qu'il a décidé de copier le design de quelqu'un d'autre et de faire son propre design de pontons latéraux. Lorsque les gars de BAR l'ont eut en main, les pontons n'allaient pas et l'idée a très vite été abandonnée. Nick Fry n'a plus tenté de faire du développement aérodynamique.
Quelle est la suite pour vous désormais ?
Pour être honnête, je suis assez vieux pour prendre ma retraite mais je ne le veux pas. Le travail à plein temps dans le sport auto et en F1 me manque, la pression me manque. Mais j'aime vraiment ce que je fais actuellement. Je fais un travail de consultant pour différentes formules, pas en F1 mais pour une autre Formule avec une équipe qui gagne. Je fais aussi un travail de consultant bénévole en aidant une équipe de side-car, les frères Birchall d'Angleterre, qui sont des amis, je leur donne des conseil en aérodynamique, c'est juste pour m'amuser et ils gagnent ! Ils courent dans le championnat de side-car où ils ne gagnent pas, et en side-car Tourist Trophy où ils gagnent. Donc c'est vraiment satisfaisant. Et aussi, j'apprécie vraiment d'enseigner. Donc j'aime ce que je fais mais un travail à temps plein dans le sport auto me manque quand même.