C'était il y a 70 ans jour pour jour : les 24 Heures du Mans 1955 étaient le théâtre funeste du plus terrible accident jamais vu en sport automobile, encore aujourd'hui. La mort de 84 spectateurs et d'un pilote ont changé le visage de la sécurité dans la discipline.
Les années 50 marquaient le début d'une période de paix, précédée par l'horreur de deux conflits mondiaux entre 1914 et 1945. Les 24 Heures du Mans avaient repris en 1949, le circuit de la Sarthe ayant été bombardé puis reconstruit.
L'édition 1955 promettait d'être sacrément alléchante : trois grandes usines se sont données rendez-vous pour la 23e édition de la classique mancelle. Ferrari et Jaguar ont répondu présent et ont été rejoints par Mercedes, qui venait avec ses rutilantes 300 SLR.
D'autant que l'événement a fait venir pratiquement 300 000 spectateurs : une immense fête populaire s'annonçait, avec de grands noms sur la grille de départ. Ferrari pouvait compter entre autres sur son pur sang italien, Eugenio Castellotti ; Jaguar avait dans ses rangs l'Anglais Mike Hawthorn ; et Mercedes alignait des noms de légende : Juan Manuel Fangio, Stirling Moss, John Fitch... Hans Hermann, gravement blessé à Monaco, avait été remplacé par un certain Pierre Leveigh, de son vrai nom Bouillin.
Ce Français de 50 ans avait retenu l'attention de Mercedes en 1952 : il a failli réussir un exploit unique pour l'éternité, celui de terminer seul les 24 Heures et de les gagner. Sa petite Talbot a tenu tête aux Flèches d'Argent pendant 23 h 15...avant que son embrayage ne le trahisse. Pierre Leveigh était dans un état second de fatigue. Et cet exploit a convaincu pour de bon le big boss de Mercedes, Alfred Neubauer, de l'embaucher pour 55.
Une course folle au Mans
Dès les qualifications, les spectateurs ont compris qu'ils vivraient un millésime 1955 de folie. Une bataille incroyable entre Juan Manuel Fangio (Mercedes N°19), Mike Hawthorn (Jaguar N°6) était en cours, avec des chronos qui ne cessaient de fondre. La Ferrari N°4 d'Eugenio Castellotti a mis tout le monde d'accord en signant la pole.
Le scenario qui allait conduire à la catastrophe a pris forme dès le départ, qui était à l'époque en type Le Mans. Tout le monde est parti devant, sauf Fangio, qui avait pris le premier relais à la place de Stirling Moss : l'Argentin a dû se dépêtrer avec son levier de vitesse qui s'est logé dans la jambe de son pantalon. Au moment de boucler le 1er tour, Fangio était 14e du classement général.
Et il a fini par remonter sur la voiture de tête : la Jaguar de Mike Hawthorn. Le Britannique était un irréductible patriote, qui a cependant gardé en mémoire les horreurs du dernier conflit. L'Allemagne nazie avait bombardé Londres et certains sentiments étaient encore très vifs. Hawthorn s'est refusé à ce qu'une voiture allemande lui passe devant, tant qu'il serait au volant d'une Jaguar.
Un invraisemblable duel entre Fangio et Hawthorn a débuté, sur un rythme quasi similaire, sinon plus rapide, que pendant les qualifications. La Mercedes et la Jaguar se sont battues comme des diables pendant de nombreux tours.
Puis, vers 18 h, les premiers ravitaillements allaient avoir lieu. Toute la foule située dans la ligne droite des stands voulait assister à ce nouveau temps fort. Hawthorn et Fangio étaient toujours en lutte pour la tête au moment de prendre un tour à la Mercedes N°20 de Pierre Leveigh.
Sur ce chemin de furieux se trouvait la petite Austin-Hailey de l'Anglais Lance Macklin, qui allait presque 100 km/h moins vite que les voitures de pointe. Juste avant les stands, la Jaguar de Hawthorn se rabattait presque sur l'Austin et a usé de ses puissants freins à disques pour rentrer aux stands.
Mais la petite voiture britannique n'était équipée que de freins à tambours, bien moins efficaces. Macklin a dû faire un écart en urgence, en barrant la route à la Mercedes de Leveigh. Celui-ci a juste eu le temps d'avertir Fangio, derrière lui, avant de prendre appui sur l'Austin, puis s'envoler vers un crash macabre.
Des 24 Heures du Mans changées à jamais
Les normes de sécurité étaient quasi inchangées depuis les années 1920, alors que les voitures avaient bénéficié d'extraordinaires (et parfois terrifiants) progrès techniques. Les stands donnaient directement sur la piste, tandis qu'un muret d'un petit mètre protégeait les spectateurs.
Lorsque la Mercedes de Leveigh a explosé en tapant le mur, le train avant et le moteur sont partis dans le public, fauchant plus de 80 vies. Dont celle du pilote parisien.
Mike Hawthorn avait en fait voulu faire en sorte de ne pas être devancé par une Mercedes au moment de passer son relais. L'Anglais avait conscience de la catastrophe qu'il avait provoquée, et a failli ne pas remonter dans sa voiture. Comble de l'ironie : il a gagné cette édition, après que Mercedes soit reparti en Allemagne dans le plus grand secret. Ses sourires à la fin de l'épreuve, malgré la catastrophe, n'étaient pas passés inaperçus. « Bonne journée, Mr Hawthorn », titrait la presse française.
Depuis cet accident, voici 70 ans jour pour jour, le visage du sport automobile a complètement changé. Les voitures ont perdu en performance, les barrières ont été plus nombreuses, les pistes élargies...et jamais plus une catastrophe aussi grande ne s'est produite. Même si la sécurité est aujourd'hui exceptionnelle, le risque zéro n'existe pas. Et tout le monde souhaite volontiers que ce rappel arrive le plus tard possible.