D'un sport d'initiés résolument amateur en 1950, la Formule 1 est devenue une des disciplines sportives les plus suivies au monde et incontestablement la plus reconnue dans sa catégorie.

Bien qu'il fut majoritairement conspué par les amateurs de sport automobile aujourd'hui, il faut reconnaître ce mérite à Bernie Ecclestone : il joua un rôle essentiel dans cette transformation, notamment à la fin des années 70 et au début des années 80. Quitte à prendre le risque de saborder son propre jouet...

FISA / FOCA : jeux de pouvoir

Ascension en douceur

A l'origine manager de Jochen Rindt, Champion posthume en 1970, Bernie reprit en main l'équipe Brabham après la retraite de son fondateur et le départ de son associé Ron Tauranac. Bien qu'incontestablement passionné, Ecclestone ne fait jamais rien par hasard : ce rachat était la première étape pour mettre la main sur une future poule aux œufs d'or.

Il se doutait que la Formule 1 allait progressivement attirer les télévisions et gagner en popularité, donc en valeur marchande. Le temps d'accroître sa crédibilité avec des résultats concrets en piste (à défaut du titre mondial dans un premier temps) et en dehors en négociant avec les organisateurs de Grands Prix, il prit la tête de l'association des constructeurs, la FOCA. Il fut aidé dans cette tâche par un avocat, ancien fondateur de l'équipe March, un certain Max Mosley qui le complétait parfaitement.

A côté, la FIA n'avait pas encore le côté interventionniste qu'on lui connaît. Leurs présidents avaient un rôle plus représentatif qu'autre chose et laissaient donc Ecclestone poursuivre sa cavale en dépit de timides oppositions. L'une d'entre-elles témoigne cependant de la vision à long terme de Bernie avec la polémique entourant la fameuse Brabham "aspirateur" de 1978.

Celle-ci exploitait à sa manière l'effet de sol imposé par Lotus, non sans enfreindre le règlement et rejeter moult débris dans son sillage grâce à son ventilateur géant posé à l'arrière. Conscient qu'imposer son monstre risquait de le fâcher avec ses camarades dont le soutien lui était essentiel pour son ascension, Ecclestone accepta son interdiction suite à la victoire facile de Niki Lauda en Suède. Reculer pour mieux sauter en quelque sorte.

"La meilleure décision, c'est la mienne !"

Le petit anglais trouva enfin à qui parler lorsque Jean-Marie Balestre fut élu quelques mois plus tard à la tête de la Commission Sportive Internationale, l'organe chargé de légiférer les compétitions sous l'égide de la Fédération. Autoritaire, le français monta au front pour limiter ce contre-pouvoir. Il prit au sérieux le côté sécuritaire malgré quelques couacs et agit en force dès que l'occasion se présentait.

Or, l'exemple de la Brabham aspirateur en témoigne : il avait fort à faire face à des génies créatifs comme Gordon Murray ou Colin Chapman. Ce dernier lui donna, involontairement, le prétexte idéal pour rééquilibrer les échanges entre Fédération et constructeurs, à savoir l'effet de sol.

En effet, comme l'a expliqué Alain Prost des années après, avec l'utilisation de jupes mobiles, "la vitesse en virages des voitures était devenue proprement ahurissante, rendant caduque toute espèce de moyens de sécurité sur les circuits. En outre le pilotage perdait de son attrait […] : les voitures étaient collées à la piste et peu à peu les circuits perdirent leur sélectivité car il fallait garder le pied à fond et attendre que le virage se passe".

De plus, Balestre se trouva rapidement des alliés avec l'appui des constructeurs. Outre Ferrari qui bénéficiait déjà d'un statut particulier, Alfa Romeo annonça également son retour (alors que la marque au trèfle motorisait... Brabham) et Renault continuait à développer ses propres armes avec le moteur turbocompressé.
La victoire historique du Grand Prix de France 1979 fit comprendre qu'une fois fiabilisée sur la durée, cette technologie allait s'imposer d'elle-même et les deux équipes italiennes s’engouffrèrent justement dans la brèche, d'autant qu'elles maîtrisaient moins bien l'effet de sol que les équipes anglaises.

Celles-ci ne pouvaient compter que sur cet avantage avec un Ford Cosworth dans le dos et comptaient bien l'exploiter jusqu'au bout en dépit de ses inconvénients. Si le bannissement des jupes fut présenté comme nécessaire pour la sécurité et le pilotage, il n'échappait à personne qu'il servait de hochet politique à la Fédération pour reprendre son sport en main. D'où l'opposition entre les fameux "garagistes" (terme que l'on prête à Enzo Ferrari) et les "légalistes".

Guerre civile

Celle-ci se manifesta à partir de 1980 lorsque les pilotes du premier camp boycottèrent les briefings imposés par Balestre à Zolder et Monaco pour contester les velléités techniques de ce denier. Le président de la FISA (nouvelle CSI) leur infligea des amendes que les équipes refusèrent bien évidemment de payer une fois arrivés à Jarama. Lorsque qu'il menaça les contrevenants de retirer leur licence, la FOCA répondit par une autre invective : snober le Grand Prix d'Espagne !

Par conséquent, seuls les constructeurs et Osella, protégé par Ferrari, limèrent le bitume pour les premiers essais, vite interrompus au vu du capharnaüm politique. L'Automobile Club d'Espagne voulut sauver les apparences et proposa de régler les amendes, sans succès. Il décida alors d'organiser son Grand Prix non pas sous l'égide de la FISA mais de la FIA, que Balestre ne présidait pas encore ! Pire encore, on lui refusa l'accès au circuit !

Face à cette ingérence, de nombreuses réunions se succédèrent pendant que les mécanos de Brabham et Williams jouaient au football sur la ligne droite des stands... Au final, ce fut au tour des équipes alliées de la Fédération d'annoncer leur retrait de cette course.

La FIA prit parti pour son organe sportif, faisant de ce Grand Prix d'Espagne une course "pirate", non comptabilisée au classement final. Au grand dam de son vainqueur et futur champion du monde Alan Jones. Peu francophile de base, il refusa de monter sur le podium de la course suivante (se déroulant justement en France) sous prétexte qu'il ne voulait pas croiser "cette tête de con" ! Inutile de préciser de qui il s'agissait...

Traité de paix

Si la suite de la saison 1980 ne souffrit guère de cette guerre, ce n'était qu'une trêve avant la prochaine bataille. La FOCA se sentit si sûre d'elle après l'épisode de Jarama qu'elle pensa à organiser son propre championnat ! Après tout, beaucoup d'accords avec les circuits étaient du fait de Bernie et ils avaient réuni 22 monoplaces à Jarama... Ainsi naquit la World Federation of Motor Sport, tandis que les contestataires participèrent à un Grand Prix d'Afrique du Sud servant de test grandeur nature.

Problème, les médias et les sponsors boudèrent l'épreuve, las de cette lutte d'influence. Goodyear se retira même provisoirement de la Formule 1 pour cette raison. Les annonceurs jouèrent alors le rôle de médiateur, notamment Marlboro et Elf, alors associés aux légalistes qu'étaient Ferrari et Renault.

Le 20 février 1981, l'acte fondateur de la F1 moderne fut signé et dévoilé : les Accords de la Concorde (la FIA siégeait sur la place en question à Paris) qui officialisait la séparation des prérogatives. La Fédération prenait en charge les règlements techniques et sportifs mais les équipes touchaient leur part du gâteau au moment de faire le compte des bénéfices de fin d'année car après tout, n'était-ce pas ce que cherchait Bernie en premier lieu ? Son vrai règne débutait ici.

Grâce à ce compromis, la FOCA accepta la suppression des jupes et la garde au sol de 6 centimètres pour cette saison. Comme cela était annoncé de longue date, les équipes avaient trouvé le temps de contourner le règlement de toute façon, parmi lesquels Brabham et Lotus évidemment.

Grâce à sa lutte victorieuse, Ecclestone réussit à faire accepter son modèle qui rasait pourtant la piste grâce à un système de suspension hydropneumatique : on ne pouvait mesurer la garde au sol qu'à l'arrêt et la BT49 était aux normes au moment de sortir la règle... A l'inverse, la Lotus 88 à double châssis fut interdite alors qu'elle n'était pas plus contestable que la réalisation de Gordon Murray. La raison était simple : il était moins coûteux de copier le compensateur de Brabham que d'imiter Colin Chapman...

D'ailleurs, les équipes anglaises ne perdirent pas de temps pour rameuter les constructeurs entre un accord Ligier-Talbot (d'où son absence à Kyalami) et une association Brabham-BMW. Bernie ne perdait pas le nord... McLaren et Williams suivirent avec TAG-Porsche et Honda. Seul Tyrrell subsista un temps, non sans prendre ses propres libertés avec le poids minimum...

Les observateurs ne manquèrent pas de souligner cette délicieuse ironie en 1983 : le premier titre d'un pilote avec un turbo dans le dos venait d'un garagiste, en l'occurrence Brabham, donc Bernie ! On passera sous silence l'essence sur-vitaminée, Renault se sentant moins concerné par son sport à ce moment...