Depuis la reprise de la F1 par le groupe Liberty Media, comment la communication de la F1 a-t-elle évolué, comment le groupe américain a changé le langage numérique de la discipline reine ?
Reportés ou annulés, de Melbourne à Monaco, les premiers Grand Prix de la saison 2020 de Formule 1 ont été des victimes collatérales du Covid-19. Des séries-documentaires Netflix aux épreuves improvisées d'e-sports, en passant par le dynamisme des pilotes sur les réseaux sociaux, la pandémie actuelle rappelle à quel point la catégorie reine du sport automobile s'appuie sur une stratégie de communication bien huilée depuis trois ans qui permet de temporiser quelque peu la crise inédite que le sport (et le monde) traverse et traversera. Sans elle, le lien déjà ténu entre la F1 et son public serait d'autant plus affaibli.
Liberty Media, un reboot nécessaire
Car la F1 actuelle est un paradoxe : si elle est devenue une discipline sportive de renommée mondiale grâce à ses conquêtes géographiques extra-européennes (Asie de l’Est, Moyen-Orient, Amérique latine), elle reste peu accessible pour une part non-négligeable de son audience.
Fruit d’une industrie automobile et technologique dominée par l’Europe et le Japon, la F1 est perçue, à juste titre, comme une discipline « élitiste » exigeant un niveau de vie ainsi qu’une culture automobile pour être comprise. Il est ainsi légitime de se demander si, de par sa nature, elle ne constitue pas elle-même un frein à sa propre promotion mondiale.
Propriétaire de la F1 depuis janvier 2017, la société américaine de médias de masse Liberty Media, fondée en 1994 par John C. Malone, s’est immédiatement emparé de ce constat en pointant du doigt la stratégie de communication défaillante de la discipline. « Le championnat du monde de F1 est vraiment mal exposé », affirmait le président du Formula One Group, Chase Carey, au quotidien américain The New York Times le 24 janvier 2017. « Il ne fait rien sur le numérique ; il n’y a aucun marketing ; il ne raconte aucune histoire ».
C’est de ce constat que la F1, sous la houlette de son nouvel actionnaire, a, depuis trois ans, entrepris une refonte complète de son image de marque. L’objectif étant d'attirer une clientèle plus jeune, diversifiée et connectée afin d’asseoir les conquêtes géographiques de la discipline. Dans cette perspective, plusieurs réformes visibles ont été menées, mais portent-elles leurs fruits ?
Une percée numérique remarquable
La première initiative vise à rattraper le retard colossal de la F1 sur les plateformes numériques. Avant son rachat par Liberty Media, la marque s’était en effet distinguée par une extrême discrétion sur Twitter, Facebook et Instagram. Pis, la chaîne YouTube officielle du F1 Group n’a vu le jour qu’à l’aube de l’année 2015. Depuis l’arrivée du nouvel actionnaire, les différents comptes officiels de la catégorie reine du sport automobile sur les réseaux sociaux ont été enrichis de publications destinées à rendre plus accessible et interactif un sport mondial resté très opaque.
Ainsi, la chaîne YouTube Formula 1 propose aujourd'hui bon nombre de chroniques inédites, telles que de nouveaux formats d’interview, des caméras embarquées immersives, des podcasts et autres quiz insolites visant à montrer un visage plus ouvert du sport.
Le récent dynamisme de la F1 sur internet et les réseaux sociaux observé depuis deux ans s’est avéré plus que payant : avec une hausse de vues fulgurante de 48,3% en 2019 par rapport à 2018 et ses 24,9 millions de followers sur Facebook, Twitter, Instagram et YouTube (janvier 2020), la F1 est la marque sportive ayant le plus progressé sur les réseaux sociaux ces dernières années.
L'expression la plus aboutie de cette offre numérique nouvelle reste peut-être la création en 2018 de l'application F1 TV Pro : en plus de contenter le socle de fans de F1 via une expérience de retransmission immersive, la plateforme contourne l'écueil des pages de publicité et celui l'abonnement coûteux aux chaînes câblées. Notons tout de même qu'avant une division par trois de son prix initial fin 2019, l'abonnement à F1 TV Pro en France était contraint de s'aligner sur les tarifs fixés par la chaîne câblée Canal Plus, retransmetteur officiel de la discipline.
Enfin, le lancement, en 2017, de l’e-Sport Series, qui voit les meilleurs « gamers » du monde s’affronter sur le jeu vidéo officiel de la F1, complète cette offre digitale. Qui plus est, dans le contexte de la pandémie du coronavirus, l'e-sports maintient l'interaction entre la F1 et ses fans, comme en témoignent les diverses initiatives virtuelles visant à compenser l'annulation des premiers Grand Prix 2020.
Le numérique est une composante essentielle de toute stratégie de communication mais seul, il ne suffit pas. Car un Grand Prix de F1 se court sur les circuits et non sur internet (sauf ces temps-ci). Ainsi, c'est sur place que l'offre commerciale doit également être repensée.
Faire de la F1 un festival interactif et accessible
La seconde initiative vise donc à compléter l'offre promotionnelle de la F1 par des événements dérivés, présentant le sport dans un espace médiatique élargi et impactant. Au cours de chaque week-end de Grand Prix, des activités annexes sont ainsi proposées aux spectateurs (tyroliennes, ateliers d’arrêts au stand, tours de circuit dans une super car, concerts) et diluent la F1 dans une ambiance de festival bien plus vendeuse, notamment dans la plupart des pays d’Asie et du Moyen-Orient où la discipline manque encore de popularité auprès de la population locale.
C'est dans ce contexte que les célèbres DJs David Guetta et Armin Van Buuren ont respectivement été conviés à animer les Grand Prix de France et du Mexique en 2018. De la même manière, en 2019, le week-end du Grand Prix de Singapour a été clôturé par le célèbre groupe de rock alternatif Muse.
Longtemps sous-exploité en F1, le storytelling est également un aspect développé par Liberty Media, à travers la tenue d’événements grand public et mis en scène, tels que le « F1 Live de Londres » du 12 juillet 2017, au cours duquel des pilotes « starifiés » se sont réunis pour des démonstrations inédites à Trafalgar Square. Un rassemblement gratuit qui a rencontré un immense succès, puisque 100 000 Londoniens se sont amassés au cœur de la capitale britannique pour assister aux diverses animations proposées.
Conscient de cette réussite, l'ancien directeur commercial du F1 Group Sean Bratches avait immédiatement prévenu que des événements similaires se tiendraient partout dans le monde dans le but de « créer une atmosphère de festival dans des villes et à proximité des Grands Prix ». Nommé « événement sportif de l'année » dans le cadre du Drum UK Event Awards 2017, le F1 Live de Londres a conquis un jury séduit par « la diversité humaine au sein d'un sport parfois exclusif », ainsi que par « la garantie d'accessibilité et de mobilité sociale » assurée à travers ce spectacle. La starification des pilotes est donc l'une des clés d'une politique de communication offensive, et Liberty Media l'a bien compris. C'est pourquoi la firme américaine a réutilisé ce procédé sur un autre produit inédit : "Drive to Survive"
"Drive to Survive", la cerise sur le gâteau
Dynamiser la marque F1 via les plateformes numériques, tout lui en donnant une façade plus ouverte et accessible sur place : voici donc moyens employés par Liberty Media depuis trois ans afin de fédérer un public rajeuni tout en consolidant le socle de fans existants. Le 24 mars 2018, la combinaison de ces deux stratégies a abouti à l'annonce d'un partenariat inédit entre le Formula One Group et Netlfix, dans le cadre du tournage d'une série documentaire dédiée aux coulisses pourtant si opaques de la F1.
Le but recherché par Liberty était alors clairement exprimé par Sean Bratches : "La Formule 1 est un sport mondial que nous tentons activement de repositionner en tant que marque de médias et de divertissement." En somme, il s'agit de développer un storytelling puissant avant de le diffuser sur l'une des plateformes numériques les plus incontournables de l'ère de la mondialisation.
Un pari plus que gagnant. En effet, alors que la Saison 2 bat actuellement son plein, la Saison 1 s'était soldée l'an passé par un succès retentissant. Louée pour sa réalisation immersive et une mise en scène à la fois romancée et objective, Drive to Survive a surtout étonné par la diversité de son audience. En effet, aussi bien les néophytes curieux de que les fans de la première heure en quête d'exclusivités ont complimenté cette production. Une curiosité qui s'est, tout au long de la saison 2019, répercutée sur les audiences télévisuelles de la F1.
La refonte de la stratégie de communication en F1 a donc été bienvenue. S’il est encore difficile de mesurer l’impact de cette stratégie sur l’évolution du public réel, qui reste in fine sur les tribunes et devant sa télévision, force est de constater que les audiences retrouvent un certain dynamisme depuis 2017. En 2019, l'affluence de spectateurs a une fois de plus progressé par rapport à 2018 (+1,74%) et l'audience TV cumulée a connu une nouvelle hausse pour 19 des 21 manches du championnat.
L’objectif d’une audience rajeunie est également atteint : selon une étude Nielsen, depuis trois ans, les nouveaux aficionados de la discipline sont à 62 % âgés de moins de 35 ans. Pour autant, la communication n’est pas une fin en soi et la crise sanitaire actuelle le rappelle. En effet, l’économie précaire sur laquelle repose aujourd'hui la F1 mondialisée n’est pas le fruit d’une stratégie promotionnelle archaïque : elle résulte d’un déracinement géographique excessif du sport, d’inégalités économiques croissantes entre les équipes qui dégradent le spectacle, ainsi que d’une gouvernance fragmentée par des intérêts divergents et privés.
Ainsi, à l'aube d'une crise nouvelle, le lien entre la F1 et son public demeure fragile et ne sera pas renforcé par le simple renouvellement d’une image de marque, mais bien par la mise en œuvre de réformes structurelles. Dans ce contexte, beaucoup attendent le virage réglementaire de 2021, désormais repoussé à 2022, en vue de répondre à ces enjeux.