Quarante ans avant la non-course de 2021, le Grand Prix de Belgique s'attira déjà une volée de bois vert de la part des observateurs. Sauf qu'ici, la pluie n'était pas au centre des problèmes...

Le début des années 80 fut une des périodes les plus chargées politiquement parlant de l'histoire de la F1. C'était le temps de la guerre civile entre « garagistes » et « légalistes ». D'un côté les équipes anglaises membres de l'association des constructeurs, qui s'accrochaient à l'effet de sol. De l'autre la Fédération Internationale du Sport Automobile acoquinée avec les marques à moteur turbocompressé et ses alliés. En théorie la paix des braves fut scellée avec les Accords Concorde répartissant les pouvoirs et responsabilités des uns et autres,

Mais dans la pratique, les polémiques quant à l'encadrement de l'effet de sol faisaient toujours rage. Le règlement spécifiait une garde au sol de 6 centimètres afin de limiter le phénomène. Une règle facilement contournée par les équipes, car cette mesure ne pouvait être confirmée qu'avec une monoplace à l'arrêt. Brabham montra l'exemple avec une suspension hydropneumatique rabaissant la BT49C en piste, mais remontée pour son retour au stand à la mesure réglementaire. Et comme Brabham ne fut jamais sanctionné par les autorités, les équipes rivales s'empressèrent d'installer un compensateur similaire.

C'est dans ce contexte de tricherie légalisée que le Grand Prix de Belgique survint. Pour reprendre les termes du journaliste Denis Jenkinson, il n'était pas tant question de « vérifier s'ils trichaient, ceci s'avérait évident, mais si leurs mécanismes de tricherie fonctionnaient correctement ! ». C'est cette logique qui coûta justement la pole à Alan Jones : le compensateur de sa Williams resta malencontreusement actif une fois arrêté, rendant son meilleur chrono caduque. C'est son meilleur ennemi et équipier Carlos Reutemann qui récupéra cet honneur, même si l'Argentin n'avait déjà plus la tête à fêter quoique ce soit.

Manifestations sur la grille

En effet, durant la séance du vendredi, le pilote Williams avait heurté un jeune mécanicien d'Osella, Giovanni Amadeo. Ceci se produisit sur la ligne des stands, non limitée en vitesse à l'époque, et surtout particulièrement étroite, empêchant Reutemann de contourner le malheureux mécano qui venait de chuter devant lui. Amadeo décéda de ses blessures le lendemain de la course.

C'en était trop pour les mécaniciens, qui déploraient depuis des années cette étroitesse et dangerosité de la voie des stands de Zolder, avec ses «espèces de sombres cavernes en briques » disait José Rosinski. Ils planifièrent une manifestation avant la course afin de dénoncer ces conditions de sécurité insuffisantes. Ils furent rejoints par plusieurs pilotes, aussi bien par solidarité envers leur combat que pour déplorer un autre manquement de la Fédération : le nombre maximum de pilotes engagés.

Les Accords Concorde stipulaient une limite de trente pilotes mais avec trente-et-un présents en Belgique, la Theodore de Patrick Tambay fut arbitrairement exclue. L'équipe n'était ni membre de l'association des constructeurs, ni alliée à une équipe « légaliste » comme Osella l'était avec Ferrari. Aucune séance de pré-qualification n'était prévue malgré la demande du GPDA – l'association des pilotes – et Monaco devait être le prochain Grand Prix avec vingt qualifiés maximum compte tenu du caractère spécifique du tracé monégasque.

Il était donc urgent de clarifier une bonne fois pour toutes les conditions de qualifications, sinon de limiter le nombre de participants à vingt-six pour des raisons de sécurité.

Le grand bazar

Cette protestation ne fut pas unanime cependant. Certaines équipes menacèrent leurs pilotes et mécanos de sanctions s'ils participaient au mouvement, principalement le noyau dur de la FOCA. Ainsi le contingent protestataire fut majoritairement composé de membres d'équipes auparavant alliées à la FISA quelques mois plus tôt. Comme Bernie Ecclestone, le patron de la FOCA et de Brabham, ne faisait jamais rien par hasard, on supposa qu'il souhaitait faire passer ces conflits comme un nouveau coup de force des «légalistes ».

Ainsi, cette scène de mécanos et pilotes posant sur la grille qui aurait pu éveiller les consciences de toutes les autorités réunies à Zolder fut un pétard mouillé. Les organisateurs réaffirmèrent leur intention de maintenir le départ à 15h quelque soit le contexte. Ecclestone, mais aussi Frank Williams et Colin Chapman, firent pression en ce sens. Sauf qu'entre les pilotes muselés par leur hiérarchie déjà sanglés dans leur cockpit, et les manifestants encore debout sur la piste, le tour de chauffe s'effectua dans une pagaille généralisée, sans respecter l'ordre de la qualification.

On retrouva par conséquence une grille gruyère avec les trous complétés au fur et à mesure, les pilotes manœuvrant à grand peine entre les monoplaces déjà garées à cause de l'étroitesse de la ligne de départ. Nelson Piquet se trompa même d'emplacement et fut contraint de refaire son tour de formation ! Reutemann en pole s'agita frénétiquement, craignant une surchauffe moteur avec cette attente prolongée. Mais c'est Riccardo Patrese, excellent quatrième sur son Arrows, qui cala son moteur et le fit clairement savoir.

Un mécanicien, Dave Luckett, se chargea de faire redémarrer sa monoplace, guettant un nouveau tour de chauffe au même titre que la majorité du plateau. Aussi bien en raison du désordre précédent que pour le calage de Patrese.

(Mauvaise) blague belge...

C'est alors qu'avec une dose d'irresponsabilité assez hallucinante, la direction de course fit démarrer l'épreuve à la seconde où Luckett s'accroupit derrière l'Arrows ! Évidemment, toutes les voitures derrière cherchèrent à l'éviter mais l'autre pilote Arrows, Siegfried Stohr, n'a pas vu l'immobilisation de son équipier. Il obliqua de son côté et percuta la voiture et Luckett de plein fouet ! Consternation générale, le mécanicien gisait sur la piste. Stohr fut catastrophé, pensant avoir tué un de ses collègues...

A cet instant, la course devait être immédiatement interrompue. Mais non, Zolder continua de faillir à ses devoirs et de bafouer toute règle élémentaire de sécurité. Le premier tour se finit avec les deux Arrows entourées de commissaires de piste et d'un véhicule médical, tandis que le peloton frôla l'attroupement en question ! Piquet lâcha à peine l'accélérateur, mais certains pilotes ralentirent et levèrent le bras pour prévenir du danger comme Jones, Watson ou Rosberg. Quelques commissaires autour du circuit brandirent de leur propre chef le drapeau noir, synonyme à l'époque de premier départ annulé.

Mais n'y fit, la course suivait son cours, avec l'ambulance partageant désormais la piste avec les monoplaces ! C'est pourquoi à l'abord du troisième tour, Didier Pironi, alors troisième sur sa Ferrari, décida de son propre chef de stopper, montrant la voie à ses pairs derrière lui qui suivirent le mouvement. Et seulement à cet instant la course fut arrêtée. Bien trop tard...
Heureusement Dave Luckett ne souffrit que de quelques fractures. Il fit son retour chez Arrows deux mois plus tard lors du Grand Prix de France.

Interruption bienvenue

Le Grand Prix reprit à zéro quarante minutes plus tard, sans les Arrows. A ce moment le résultat n'avait guère d'importance. Pironi mena un temps et contint les Williams et Piquet, avant que Jones ne percute le Brésilien. Piquet accusera le champion en titre d'un acte délibéré. Puis Pironi chuta progressivement dans le classement après avoir usé ses freins, et enfin Jones sortit de la piste lorsque sa boîte de vitesses lui fit manquer un rapport. Un radiateur éventré dans l'accident l'ébouillanta à la jambe.

Ainsi l'interruption anticipée de la course pour cause de pluie fut pour le coup bienvenue, et son niveau d'intensité n'était cette fois pas le nœud du problème. Non seulement le cœur n'y était plus, mais cette averse aurait provoqué le chaos dans les stands avec moult changements de pneus pour chausser les gommes adaptées. Et on eut assez de problèmes dans cette ligne des stands au cours du week-end...

Ce fut en tout cas pour l'histoire la dernière victoire de Carlos Reutemann, qui signa ici un record de quinze arrivées consécutives dans les points – résultats de 1980 inclus. Une statistique qu'il conserva pendant deux décennies. De son côté, Nigel Mansell monta sur son premier podium.

"On ne veut pas courir pour mourir"

Bien entendu, les voix s'élevèrent pour dénoncer ce fiasco, Pironi s'exprima à la télévision française et rappela à tous que la dangerosité de la Formule 1 ne justifiait pas tous les abus, reprenant le flambeau porté précédemment par Stewart et Fittipaldi.

« On court pour le spectacle, parce qu'on fait un sport qui nous passionne et qu'on aime mais on ne veut pas courir pour mourir. Donc il faut que les gens nous entendent. Ce n'est pas grave si on ne court plus demain, d'autres reprendront notre place mais un jour ou l'autre on arrivera au même résultat. Il faut qu'un équilibre se créé et pour qu'il le soit, il faut que la Formule 1 soit gérée par des gens responsables »
Jacques Laffite eut des mots plus durs encore, estimant qu'après ce désastre, « nous sommes véritablement au plus bas de l'échelle des valeurs humains ».

Côté pressé, l'estimé Maurice Hamilton considéra que le Grand Prix «a atteint de nouveaux niveaux de confusion et d'irresponsabilité souillant un peu plus encore l'image du sport ». Un « chemin balisé pour la catastrophe », puisque tel était le titre de son article dans le Guardian, José Rosinski embraya dans ce sens en regrettant que « ces événements et l'incompétence avec laquelle ils ont été traités ont fourni une lamentable image d'un sport soi-disant ultra-professionnel ».

Promesses non tenues

Le président de la FISA Jean-Marie Balestre ouvrit une enquête peu après la course afin de déterminer les responsabilités de chacun. S'il envisagea de réduire le nombre de personnes autorisées sur la ligne des stands afin de limiter les risques de récidive quant au contact mortel du vendredi, il défendit en revanche la direction de course. A ses yeux « une course est interrompue si les dispositifs d'évacuation d'un blessé ne peuvent accéder à ce dernier ». Or Luckett, dont Balestre fustigea le « mouvement suicidaire » fut en effet rapidement évacué.
Il conclut son intervention en précisant que Zolder n'avait pas connu un seul accident mortel en quinze ans jusqu'à ce Grand Prix et qu'il était considéré comme sûr par les pilotes.

Un avis guère partagé par José Rosinski, qui dans son bilan annuel pour Autocourse, décria « les lamentables conditions de travail qui sont imposées à Zolder » et que les installations du circuit étaient « c'est un fait, indignes d'un Grand Prix ». Et bien entendu, l'ironie morbide de la Formule 1 se chargea d'une réponse toute personnelle à Balestre l'année suivante avec Gilles Villeneuve...

Balestre punit aussi les pilotes ayant manifesté sur la grille de départ d'une amende de 5000 dollars chacun. Les concernés protestèrent et poussèrent Balestre à revenir sur sa décision, estimant qu'ils étaient dans leur droit d'avoir leur mot à dire sur les décisions prises en Formule 1. Il y eut même une menace de grève pour le Grand Prix de Grande-Bretagne, heureusement sans suite. Balestre promit aux pilotes une plus grande influence dans la gestion de leur sport. Une promesse sans suite, comme le prouva la fameuse grève de Kyalami 1982.

Enfin, si la famille du défunt Amadeo fut dédommagée à hauteur de 25 000 dollars par la FISA, ce dernier n'eut pas droit à un hommage unanime. Lors de ses obsèques, si des représentants de Ferrari ou Ligier eurent la politesse de rendre hommage au mécanicien défunt, les équipes de la FOCA brillèrent elles par leur absence.

Toutes ces tensions, erreurs et polémiques n'inspiraient guère les observateurs à faire preuve d'optimisme. D'où cette conclusion hélas prophétique de Denis Jenkinson dans son contre-rendu du Grand Prix : « Ce serait agréable d'imaginer que le monde de la Formule 1 tirera des enseignements de cette pagaille, mais c'est fort improbable ».