La rivalité Prost-Senna est intéressante à de multiples niveaux. L'opposition des styles, son intensité, l'impact qui en résulta sur le sport (et pas qu'automobile), tout cela n'est plus à présenter. Cela étant, si on place communément Monaco 1984 comme le point de départ de leur opposition, c'est une simple course de gala qui en dit bien plus sur comment Senna fonctionnait, et pourquoi cette rivalité existait.

En 1984, Alain Prost courrait encore après son premier titre. Renault avait failli à sa mission les deux dernières saisons, poussant le Professeur à rejoindre une équipe McLaren bien mieux organisée qu'à ses débuts, le tout avec un équipier adulé par le français, Niki Lauda. Ayrton Senna n'était lui qu'un jeune débutant auréolé d'un titre en F3 Britannique au talent certain mais qui ne devint évident pour le grand public qu'à partir de Monaco. Ses pairs et ses prédécesseurs eurent cependant droit à un avant-goût entre le Grand Prix de Saint-Marin et celui de France.

Gala pour les uns, tremplin pour Senna

Le circuit du Nürburgring venait d'être achevé dans sa version courte après deux ans de travaux, ne reprenant que la ligne droite de départ-arrivée du terrible Nordschleiffe de 22 kilomètres. Avant son retour officiel au calendrier en fin d'année en tant que Grand Prix d'Europe, les organisateurs voulurent l'inaugurer en grande pompe. Mercedes, désireux de promouvoir sa nouvelle berline sportive, usa de son influence pour rassembler des champions du Monde de F1, des vainqueurs de Grands Prix et quelques gloires de tourisme pour une course de gala au volant de 190E à moteur 2.3 litres 16 soupapes... conçu par Cosworth.

© Mercedes-Benz / Senna en leader devant 120 000 spectateurs

Sur les 14 têtes couronnées en vie à ce moment, neuf répondirent présent. Juan-Manuel Fangio était trop vieux pour ces bêtises (mais fit acte de présence en tant qu'ambassadeur de la marque), Jackie Stewart ne voulait plus piloter en course de quelque façon que ce soit, Emerson Fittipaldi et Mario Andretti devaient préparer l'Indy 500 et Nelson Piquet déclina la proposition. Parmi les vainqueurs, Stirling Moss (guère étranger au constructeur allemand), Carlos Reutemann et John Watson sortirent de leur inactivité pour le plaisir. Du côté des pilotes engagés en F1 à cet instant, on trouvait Jacques Laffite, Elio de Angelis et donc Alain Prost.

Sauf qu'il fallait bien palier à l'absence des champions forfaits. Gerd Kremer, chef du marketing sportif de Mercedes et par conséquent un des responsables de l'événement, souffla le nom de Senna pour remplacer son compatriote et mentor Fittipaldi. Contrairement à la majorité, l'allemand n'ignorait rien du talent du brésilien, l'ayant vu évoluer l'année précédente en F3 britannique. Il pensait donc que ce serait une bonne opportunité pour le débutant de se faire connaître.

De bavard à taiseux...

Si Kremer visa juste, il força le destin plus qu'il ne l'aurait imaginé. Senna devait arriver le matin des qualifications à l'aéroport de Francfort, en même temps qu'un autre pilote. Il leur proposa donc de faire la route ensemble jusqu'au circuit. Ce pilote était bien entendu... Alain Prost.
Ainsi eut lieu la première vraie rencontre entre les deux futurs rivaux. Et l'évolution de leur relation au cours du week-end ne pouvait mieux prédire la suite des événements : "Sur la route, nous avons discuté de tout et de rien, il était très sympathique. Nous avons passé une bonne moitié de la journée ensemble car il ne connaissait pas les autres pilotes, ce qui était plutôt amusant. Puis lorsque j'ai réalisé le meilleur temps devant lui, il ne m'a plus adressé la parole".

© Mercedes-Benz / Lauda était le seul à tenir le rythme de Senna

Prost choisit d'en rire dans un premier temps car s'il abordait la chose avec son professionnalisme coutumier, cela restait une course de gala."Nous nous amusions car ça n'allait rien changer à notre carrière, en bien comme en mal. C'était juste une façon de faire plaisir à Mercedes, et puis nous étions disponibles à ce moment", confirma John Watson.
Et encore, le plaisir n'était pas partagé par tous lorsque les nostalgiques du tracé d'origine constatèrent que le nouveau Nürburgring faisait pâle figure en comparaison. "J'aurais largement préféré que la course se déroule sur l'ancien circuit, au moins, je me serais souvenu de la piste !" lâcha John Surtees, vainqueur en ces lieux en 1964.

Dédiée à Lauda, Senna l'emporta

Sauf que Senna voulait prouver sa valeur, surtout face à un pilote qui faisait office de modèle, donc de première cible à abattre. Qui plus est, devinez sous quelles conditions symboliques la course eut lieu ? Sous la pluie bien sûr. Raison de plus pour les retraités de ne pas tenter le diable avec des 190E à l'ABS peu efficace sur piste humide... et pour Senna d'aller plus loin dans l'effort acharné.
Et comme cette course ne comptait pas les mêmes strictes prérogatives qu'un championnat officiel, Ayrton prit d'évidentes libertés avec la bienséance sportive. Il anticipa donc volontairement le départ, avant de pousser Prost hors de la piste ! Cette fois, le français ne riait plus.

Si ce comportement semblait lui aussi annoncer les écarts de conduite ayant terni la réputation de Magic, il était loin d'être le seul à envoyer paître tout code de bonne conduite. Sans finir en derby de démolition comme d'autres courses de gala - tel Nigel Mansell partant en tonneau sur une Minardi biplace en 2001 - l'épreuve vit des champions comme James Hunt et Alan Jones couper allègrement les virages, si bien qu'on crut à l'existence de deux courses parallèles entre ceux restant en piste et ceux s'essayant au rallycross ! Jones fut d'ailleurs l'un des rares à renoncer, n'étant pas reconnu pour sa délicatesse envers la mécanique...

© Mercedes-Benz / Senna, troisième, anticipe le départ pour virer en tête

Reste qu'en dépit du caractère non-officiel et purement récréatif de la course, les participants prêtèrent attention à ce jeune brésilien qui finit par remporter l'épreuve, devant Lauda et Reutemann. Non seulement ils firent connaissance d'Ayrton Senna mais comprirent qu'il n'allait certainement pas s'arrêter en si bon chemin. "A partir de là, il a poursuivi son ascension jusqu'à n'être égalé que par Fangio" énonça Stirling Moss. Ce qui en disait long de la part du plus grand rival du Maestro. Surtees quant à lui contacta Ferrari pour les convaincre d'engager cette future star.

Il restait à convaincre Mercedes : il était question de rassembler de grands noms et au final un quasi-inconnu avait émergé. Or il était prévu que le vainqueur de cette course soit honoré dans le musée de la marque à l'étoile à Stuttgart ! Gerd Kremer rassura le président de Mercedes car, le moment venu, il serait fier d'associer le nom d'Ayrton Senna à sa marque.

Il ne croyait pas si bien dire.