A l'approche du week-end traditionnel des 24 Heures du Mans, revenons sur la première édition de la course Mancelle en 1923. 

Les 24 Heures du Mans 1923

La Marque Chenard & Walcker

La voiture ayant gagné la première édition des 24 Heures du Mans était une Chenard & Walcker 3 Litres. La marque Chenard & Walcker prend ses racines en 1888, quand Ernest Chenard, ingénieur ferroviaire, décide de fonder sa propre marque de bicyclettes. Il est rejoint en 1899 par Henry Walcker, ingénieur minier passionné par l'automobile. Les deux hommes sortent leur première voiture en 1900, la Type-A.

Les années suivantes, la marque participe au Salon Automobile de Paris et équipe les taxis parisiens. Cette bonne visibilité lui permet d'étoffer son carnet de commandes, au point de devenir le neuvième constructeur automobile français avec 1 500 ventes en 1910. Chenard & Walcker se fait également connaître grâce à de nombreuses innovations, telles que de nouveaux systèmes d'entraînement de soupapes ou des essieux indépendants.

La Première Guerre Mondiale marqua cependant un coup d'arrêt dans l'essor automobile de Chenard & Walcker, les usines se contentant d'assembler des équipements militaires. Au sortir de la guerre, la marque reprit rapidement le chemin du développement automobile, avec la sortie du modèle 3 litres Sport en 1920, notamment équipé d'un nouveau moteur à soupapes en tête et d'un système de frein novateur pour l'époque.

En plus de sa victoire au 24 Heures du Mans en 1923, la marque s'illustre dans de nombreuses autres courses de renommée européenne jusqu'à la fin des années 30 (Coupe Georges Boillot, 24 Heures de Spa, Bol d'or).

Forte de sa réputation construite via ses succès en sport automobile et ses véhicules fortement appréciés par la critique, la marque augmente ses capacités de production, jusqu'à atteindre une production de 1 000 véhicules par mois à la fin des années 20. Cependant, la fin des années 20 vit également une saturation du marché automobile européen, chacun voulant s'essayer à cette industrie en plein boom.

Le coup fatal fut donné par la crise de 1929, qui obligea de nombreux petits constructeurs à mettre la clé sous la porte. La marque signa alors un accord avec les marques Delahaye et Rosengart afin de partager une banque de pièces et de conceptions communes, avec comme objectif principal de réduire les prix de vente des voitures. Cet accord durera de 1927 à 1931.

L'avenir de la marque commence à s'assombrir au milieu des années 30 lorsque la Super Aigle 4, nouveau modèle à traction avant, subit un échec cuisant face à la très population Citroën Traction Avant. La marque perd alors peu à peu son lustre d'antan, notamment sous la tutelle de la Société des usines Chausson. Le dernier véhicule sort des usines en 1940.

En parallèle des automobiles, la marque Chenard & Walcker se fit également connaître via ses gammes d'utilitaire. Cela commença avec la fabrication de tracteurs trois roues sous la marque FAR (Fritz Glassmann, André Lagache et René Léonard, les deux derniers étant les pilotes victorieux de la course). La marque continua de fabriquer des utilitaires après la Seconde Guerre Mondiale, avant de construire des véhicules pour le compte de PSA et Renault jusqu'en 1992.

La voiture

Chenard & Walcker vainqueur des 24 Heures du Mans en 1923

Deux voitures Chenard & Walcker 3 Litres sont engagés dans la course. Équipées d'un moteur 3 litres, elles développent 90 chevaux. Elles sont confiées aux duos Lagache - Léonard, qui finit premier, et Glaszmann - Bachmann (concessionnaire de la marque pilote à ses heures perdues), qui finit septième. Une troisième voiture équipée d'une ancienne version du moteur, moins puissante, est confiée au duo Bachmann (frère du premier) - Dauvergne, qui finit deuxième.

Les pilotes

L'équipage de la Chenard-Wackler n°9, futur vainqueur de la course

André Lagache (1885-1938), ingénieur de FAR et chef d'équipe de la division course de la marque, s'illustre à de nombreuses reprises au volant des bolides parisiens. Ses premiers succès sont sur la Coupe George Boillot, à laquelle il participe en 1921 (3ème) et 1922 (2ème). Après sa victoire à la première édition des 24 Heures du Mans, il tente de réitérer l'exploit au cours des deux courses suivantes, dont il ne verra malheureusement pas la fin, abandonnant les deux fois sur des problèmes techniques.

Sa carrière dans les sports mécaniques s'achève en 1926, date avant laquelle il remportera la Coupe George Boillot encore deux fois, ainsi que les 24 Heures de Spa. Il fut toujours loyal à la marque Chenard & Walcker.

Il continue ensuite à travailler dans son entreprise FAR. Ses nombreuses innovations furent récompensées par la Légion d'Honneur, dont il fut décoré en 1931 sur demande du Ministère du Commerce et de l'Industrie. Malheureusement, une mauvaise manœuvre au volant d'un de ses engins lui coûtera la vie en 1938.

Lors de son succès en 1923 sur la course Mancelle, il est accompagné au volant par René Léonard (1889-1965). Alors essayeur en chef de la firme parisienne, ce succès arriva lors de sa première course officielle. Il continuera ensuite une carrière courte mais fructueuse, remportant les 24 Heures de Spa en 1925 avec Lagache, et d'autres podiums sur la Coupe Boillot.

La course

La première édition des 24 Heures du Mans se déroula les 26 et 27 Mai 1923. Un total de 33 voitures prirent le départ de la course, réparties en quatre catégories suivant leur cylindrée : moins de 1.5 litres, entre 1.5 et 2 litres, entre 2 et 3 litres et plus de 3 litres. Chaque véhicule devait être équipé de quatre sièges, sauf les voitures de cylindrée inférieure à 1.1 litre qui pouvaient n'en avoir que deux, avec un minimum de 30 voitures produites. Chaque siège inoccupé devait être équipé d'un ballast de 60 kg.

Les voitures sont alors engagées par les constructeurs eux-mêmes, dont 32 sont françaises. 35 inscriptions sont reçues par l'ACO pour la course, mais les deux Voisins ne se présentent pas au départ, réduisant la grille à 33 voitures. Dans les véhicules étrangers on retrouve une Bentley verte, originaire de Grande-Bretagne, et deux Excelsior jaunes, originaires de Belgique. Les numéros de voiture sont alors attribués en ordre décroissant de cylindrée.

Circuit des 24 Heures du Mans de 1923 à 1928

 

À cette époque, le circuit de la Sarthe était déjà relativement connu dans le milieu, alors très restreint, du sport automobile, ayant notamment été l'hôte du premier Grand Prix de France en 1906. La tracé avait alors une distance de 17.3 km. Bien qu'habitué des Grand Prix et ayant certains aménagements pour accueillir les spectateurs (gradins, buvette, grillage), le circuit ne dispose toujours pas de piste digne de ce nom. En effet, un simple mélange temporaire de gravier, terre et goudron était déposé avant chaque course sur le tracé, qui avait pour habitude de se transformer en chaos boueux en cas d'averse.

Aucune séance d'essais ne fut officiellement organisée lors de cette course, mais certaines équipes arrivèrent quelque jours en avance afin de s'accommoder au nouveau tracé. Les documents officiels de l'ACO rapportent un placement des voitures sur la grille de départ selon leur numéro attribué (donc selon leur cylindrée), mais des journalistes relatent un départ organisé en fonction de la date de réception des inscriptions par l'ACO.

La Chenard & Walcker n°9

Donné à 16h00, le départ se fit sous des trombes d'eau. Rapidement les Chenard & Walcker, Bentley et Excelsior prirent l'ascendant sur le reste du peloton. En fin de journée, les futurs vainqueurs Lagache et Dauvergne, sur la voiture #9, menaient déjà largement la course. Malgré les averses et la qualité désastreuse de la piste, aucun n'équipage n'avait abandonné avant la tombée de la nuit.

24 Heures du Mans 1923 - départ de la course

Cependant, l'arrivée de celle-ci allait rendre la course plus délicate pour les pilotes. En effet, afin de gagner en efficacité aérodynamique, la plupart des pilotes avaient décidé de rouler avec la capote ouverte (la plupart des véhicules de cette époque étaient des roadsters), les exposant aux intempéries. De plus, le port de lunettes n'était alors pas de mise pour tout le monde.

Les pilotes n'étaient également pas aidés par les piètres systèmes d'éclairage installés sur leurs véhicules. La plupart de ceux-ci étant rapidement hors d'usage par les intempéries, les pilotes se regroupaient en file indienne pouvant encore éclairer la piste. Nombreux furent les pilotes à faire des sorties de piste pendant la nuit à cause de la qualité de la piste et du manque de visibilité, mais aucun accident ne fut à déplorer. À mi-course la voiture de Lagache et Léonard avaient deux tours d'avance sur la Bentley, handicapée par la casse d'une lampe, elle-même suivie par les deux autres Chenard & Walcker.

Le matin venu, les trois Chenard & Walcker avaient toutes les trois trois tours d'avance sur la Bentley poursuivante, notamment aidées par leur mécaniciens mieux équipés et entraînés. Cependant, la piste commençant à sécher, la voiture britannique commença à rattraper son retard, équipée de meilleurs freins et ayant une meilleure tenue de route. Son élan fut finalement de courte durée, le réservoir d'essence ayant été touché par des projections de pierres et se vidant de tout son contenu.

Le pilote n'avait alors d'autre solution que de marcher 5 km jusqu'au stand. Le règlement stipulant que les réservoirs ne pouvaient être remplis que dans les box des équipes, cet incident devait donc achever tout espoir de voir le drapier à damier pour l'équipage Bentley. Néanmoins, après d'âpres négociations avec l'ACO, le pilote anglais fut autorisé à regagner son véhicule avec juste assez d'essence pour rejoindre les stands et réparer les dégâts. La légende dit même qu'un sympathique gendarme français lui prêta son vélo pour effectuer le trajet.

Une Montier Spéciale au virage de Pontlieu

Le réservoir étant réparé avec un bouchon de liège, le bolide put enfin reprendre la piste. Cependant, la pirouette lui avait coûté plus de deux heures. Abattant alors tous les records de la piste, la voiture britannique put atteindre la quatrième place, mais le retard qu'elle accusait était trop important pour rattraper les deux Chenard & Walcker de tête, qui signèrent le premier doublé de la course Mancelle.

Anecdotes

L'équipage considéré comme vainqueur de la course aujourd'hui ne l'était pas à l'époque. En effet, au moment de la course, chaque voiture avait reçu un "objectif de course", correspondant au nombre de tours que l'équipage devait parcourir au minimum pour être considéré dans le classement, calculé selon la cylindrée de la voiture. Le vainqueur était la voiture ayant la plus grande différence entre le nombre de tours réellement parcourus et son objectif. Suivant cette règle de calculs, c'est alors la Salmson VAL3, ayant fini 12ème au classement des tours, qui était déclarée vainqueur.

La course fut également marquée par le nombre exceptionnellement bas de voitures ayant abandonné. En effet, seules trois voitures, dont deux S.A.R.A. ayant abandonné sur demande des pilotes en raison de leurs piètres performances, cela représentant 9% des abandons. Le nombre de 30 voitures à l'arrivée de la course Mancelle ne fut battu qu'en 1993.

Contrairement aux autres voitures, l'équipage Bentley décida de ne pas équiper sa voiture de roues de secours, lui permettant d'économiser du poids. La voiture a également parcouru l'intégralité de la course avec un seul set de pneus, spécialement développés par Rapson. La Berliet couru également toute la course avec un seul train de pneus.

Enfin, il est à noter que lors de cette édition, la course s'est déroulée sur le weekend correspondant au passage à l'heure d'été en France. La course a donc débuté à 16h00 le samedi et s'est terminée à 17h00 le dimanche.

Affiche 24 Heures du Mans 1923