Il n’était pas rare de voir dans les années 80 et le début des années 90 des équipes de F3000 faire le grand saut en F1 pour s’aventurer dans le pinacle du sport automobile avec le rêve de se battre contre des équipes mythiques comme Ferrari, McLaren ou Williams. Hélas, Forti Corse, Pacific Grand Prix ou encore Onyx n’ont guère connu le succès escompté en F1. Pourtant, parmi ses irréductibles équipes, une a perduré pendant plus d’une décennie : Jordan Grand Prix.

Créé en 1980, Eddie Jordan Racing (EJR) s’illustre dans un premier temps en Formule 3. Vice-championne en 1983 avec Martin Brundle, en 1984 avec Allen Berg et en 1986 avec Maurizio Sandro Sala, l’équipe remporte enfin le titre la saison suivante grâce au Britannique Johnny Herbert.

Fort de ce succès, l’équipe entre dans le championnat international de F3000 l’année suivante avec le soutien du cigarettier Camel et du pétrolier Q8. Il confie naturellement une de ses Reynard 88-D au moteur Ford Cosworth à son champion Johnny Herbert et la seconde à Thomas Danielsson (puis Alessandro Santin lors de la sixième course et Martin Donnelly sur le reste de la saison). L’équipe remporte la course inaugurale avec Herbert puis deux autres courses avec Donnelly, qui finit troisième du championnat.

En 1989, les voitures motorisées par Mugen Honda sont confiées à la paire Martin Donnelly-Jean Alesi. L’Avignonnais remporte trois victoires et le titre, son équipier ayant remporté une course (sa deuxième victoire lui a été retirée pour une pièce non soumise au crash-test) et finit à la huitième place du championnat.

De la F3000 à la F1

Le titre en poche, l’Irlandais songe sérieusement à la F1. Fin de l’année 1989, il contacte un jeune designer de chez Reynard pour lui dessiner sa première F1, la Jordan 191. Le jeune designer, répondant au nom de Gary Anderson, décline dans un premier temps l’offre, s’étant engagé avec Reynard à concevoir la F3000 de la saison 1990 avant de finalement accepter l’offre en février 1990. Le designer se souvient de son arrivée à Silverstone. « Il m’a dit qu'il y avait un bureau de dessin prêt à l’emploi, mais quand je suis arrivé là-bas, il n'y avait absolument rien », raconte-t-il dans les colonnes d’Autosport. Avec lui, Gary Anderson amène deux personnes, Andrew Green et Mark Smith, aujourd’hui respectivement directeur technique de Force India et de Sauber. Chacun a son rôle : Green est en charge de la suspension, de la direction et de la transmission, Smith de la boite de vitesses et Anderson du châssis et de la mise en place du programme de soufflerie avec l’Université de Southampton. La voiture est construite autour d’un moteur Judd et avec un budget de 2,8 millions d’euros.

Pendant ce temps, EJR engage trois voitures lors de la saison 1990 de F3000 International avec Eddie Irvine, Heinz-Harald Frentzen et Emanuele Naspetti (en intermittence avec Vincenzo Sospiri). La saison se solde par une victoire et une troisième place finale du pilote Nord-Irlandais.

Mais les choses allaient évoluer pour la jeune équipe. « Un jour, Andrew et moi revenions des achats à Huntingdon; nous nous sommes arrêtés dans un pub à Silverstone. On a vu ce gars assis là et il nous a demandé si nous pouvions nous asseoir à côté de lui. Nous avons eu une conversation et lui avons dit que nous faisions ce projet avec Eddie Jordan. « Quel moteur allez-vous utiliser? » nous a-t-il demandé. Et je lui ai répondu « le Judd ». Il m'a donné sa carte où il était marqué « Bernard Ferguson de chez Cosworth » et m'a dit de dire à Eddie de lui donner un coup de téléphone. Ce fut le début de la façon dont nous avons obtenu le moteur Cosworth », déclare Gary Anderson à Autosport. La voiture obtient le moteur Ford pour 1,4 millions d’euros.

Le grand lancement

Tout semble prêt pour le grand lancement… mais en fait non. La voiture présentée est encore couleur carbone, aucun des deux pilotes n’a été signé et pire, il n’y a pas de sponsor, ni même de seconde voiture construite ! Mais qu’importe, la seule voiture est sur la piste de Silverstone en décembre avec John Watson à son bord. L’équipe continuera ses essais au Paul Ricard le mois suivant puis à Pembrey. Durant ceux-ci, l’équipe teste ses futurs pilotes, à savoir Andrea de Cesaris et Bertrand Gachot.

Aussi, la voiture devient verte et voit sur sa carrosserie apparaître des sponsors. Un sponsoring est trouvé avec la marque de limonade 7UP, propriété du groupe Pepsi-Cola. L’accord porte sur 800 000 euros et un bonus supplémentaire de 700 000 euros si l’équipe finit avec 15 points en fin de saison. L’équipe signe aussi avec Fuji pour la somme d’un million d’euros. Avec un peu moins de six millions d’apport des deux pilotes, l’équipe, dénommée maintenant Jordan Grand Prix, dispose d’un budget avoisinant les huit millions d’euros, bien loin des vingt-neuf de Ligier. L’équipe emploie alors 42 personnes.

Les premières courses

La saison commence pour la jeune équipe irlandaise, autant dans l’origine que dans la couleur. A Phoenix, lieu accueillant la première épreuve de la saison 1991 de F1, les deux pilotes Jordan subissent un sort opposé. De Cesaris ne dépasse pas la pré-qualification, la faute à une erreur lors du changement de rapport qui l’a obligé à arrêter, et Gachot finit 10e de la course. Les trois courses suivantes ne sont pas plus glorieuses, avec trois abandons de De Cesaris contre deux pour Gachot.

Au Canada, le trèfle porte chance à l’équipe. Après une multitude d’abandons, De Cesaris et Gachot inscrivent à eux deux cinq points, propulsant Jordan à la sixième place des constructeurs. D’autres points suivront jusqu’en Hongrie, huit pour être précis, les derniers de la saison…

Mais l’équipe connaît un revirement de situation. Bertrand Gachot est condamné à une peine de 24 mois de prison par la justice britannique à la suite d’une altercation avec un taxi londonien. Pour Jordan, c’est un coup de massue. Il faut trouver un pilote de remplacement et vite. Si son premier choix va vers Stefan Johansson, c’est finalement le jeune Michael Schumacher qui prend place dans la voiture verte à Spa. En échange, l’équipe reçoit 215 000 euros non-négligeables pour l’équipe au bord de l’asphyxie. Le pilote allemand fait forte impression en se qualifiant à la septième place mais abandonnera sur un problème d’embrayage.

Après cette performance en qualifications, Eddie Jordan veut conserver le jeune allemand au sein de son équipe jusqu’à la fin de la saison. Il propose un contrat de pilote payant jusqu’en 1994 mais son management accepte la proposition de Benetton qui en fait un pilote payé. Eddie Jordan lança une procédure juridique pour empêcher l’Allemand de piloter pour l’équipe italo-britannique mais en vain, aucun contrat n’avait été signé. L’équipe récupère Roberto Moreno, limogé par Benetton, en guise de dédommagement pour les deux courses suivantes (avec un bonus de 860 000 euros) avant de prendre Alessandro Zanardi, sous contrat avec Tom Walkinshaw lorsqu’il voulut le prendre pour remplacer Michael Schumacher. L’équipe finit le championnat avec treize points, aucun bonus et une dette avoisinant les sept millions d’euros.

Vers une deuxième saison compliquée ?

L’équipe ne peut se permettre de continuer avec Cosworth, qui leur réclame le montant dû. Alors, Eddie Jordan se tourne vers le moteur Yamaha, gratuit (et en sus une enveloppe de 3,7 millions) mais à la performance discutable. Il obtient ce moteur avec l’aide de Bernie Ecclestone.

Niveau sponsor, Jordan négocie une valorisation à la hausse avec 7UP mais la marque refuse et propose un contrat similaire pour 1992. L’Irlandais refuse, se retrouvant sans sponsor pour la saison suivante. C’est alors qu’on lui propose un pilote disposant d’un sponsor. Mauricio Gugelmin signe pour la saison 1992, apportant avec lui Sasol et un peu moins de six millions d’euros. Son coéquipier n’est autre que Stefano Modena, qui n’emmène malheureusement pas avec lui Braun, resté avec Tyrrell. La saison est une catastrophe puisque l’équipe ne marque qu’un point lors de la dernière manche en Australie, grâce à Modena.

La saison suivante, exit le moteur Yamaha et bonjour le moteur Hart. Comme le raconte Eddie Jordan dans son livre, lors de la visite à l’atelier de Brian Hart, il a été surpris avec Gary Anderson de voir un moteur réalisé dans les « règles de l’art » pendant le temps libre de ce dernier et avec un investissement de 2,5 millions d’euros. Il signe un contrat de deux saisons, la première valorisée à 3,6 millions d’euros et la seconde à 3,8 millions.

Niveau pilote, il préfère un brésilien à un autre, remplaçant Gugelmin par le jeune Rubens Barrichello, gardant ainsi la confiance de Sasol et obtenant celle d’Arisco. Par contre, pour le deuxième volant, une sorte de jeu des chaises musicales s’installe tout au long de la saison. Ivan Capelli, Thierry Boutsen, Marco Apicella et Emanuele Naspetti se succèdent sur les quatorze premières courses du championnat. Eddie Irvine, ancien pilote de l’équipe en F3000 (comme Naspetti) finit la saison, soutenu par Cosmo Oil dont les stickers ont été oubliés et non apposés, ce qui évita un conflit d’intérêt avec Sasol. L’équipe marque trois points.

L'idée ambitieuse d'Eddie Jordan

Mais cette saison-là, bien avant de penser à second pilote, Eddie Jordan imagine un plan pour attirer une pointure, une star au sein de son équipe. Cette star est un autre brésilien puisqu'il s'agit, ni plus ni moins, de Ayrton Senna. Dans son livre, Eddie Jordan explique clairement que le départ de Honda à la fin de la saison 1992 a perturbé le Brésilien, proche du motoriste. Lors d’une séance d’essais à Silverstone, Senna vient voir Jordan, qui lui expose son plan : il propose de lui donner 25% de l’équipe la première année, puis 49% à la fin de la deuxième année. Avec cela, Jordan a espoir de voir son équipe se construire autour du triple Champion du Monde, caressant même l’espoir d’avoir un bloc Honda. Mais rien ne se fera.

1994 marque le début d’une nouvelle ère pour l’équipe Irlandaise avec son premier podium à Aida, sa première pole à Spa-Francorchamps et ses premiers tours en tête au Portugal. L’histoire de Jordan montre ainsi qu’une équipe qui se donne les moyens peut partir de rien pour arriver à un niveau respectable. Malgré les galères de ses débuts, Jordan réussit à remporter quatre Grands Prix, à monter dix-neuf fois sur le podium et à finir à la troisième place des constructeurs en 1999. Mais l’équipe décline peu à peu après cette belle performance pour finalement être vendu début 2005 à Midland Group pour la somme de 45 millions d’euros.